« On ne peut pas partir au combat avec l’espoir de revenir intact. Au départ, déjà, il y a le sang et le deuil. Au départ, déjà, la certitude qu’il n’y aura aucune victoire pleine et joyeuse. » Avec intensité, Roland Auzet met en scène nos défaites intimes et universelles originellement contées dans le roman de Laurent Gaudé.
La victoire, à quel prix ?
La pièce commence dans l’intimité et la violence d’un vieil homme qui se déshabille entièrement sur un bruit de fond assourdissant. Assem, « tueur de la République » pour les services français, reçoit une nouvelle mission : il va devoir juger de la mort d’un homme. Face à une caméra, le haut de son visage projeté sur un très grand écran derrière lui, il marmonne ou hurle son mal-être. Le travail qui l’aspire, le manque d’une personne avec qui partager le bonheur d’être en vie, le manque de mots et l’espoir de trouver ce qui le sauvera enfin.
L’homme à juger est Sicoh, tireur d’élite des services américains ayant participé à l’élimination d’Oussama Ben Laden. Il a disparu dans la nature et représente une menace en raison du savoir qu’il détient. Mis en contact avec Assem via WhatsApp, le jeune homme semble enfin mettre des mots sur les douleurs de son aîné : « Un fou tue un homme parce que son pays a tué ses enfants. […] L’Histoire pue. » La brutalité est sacralisée et l’on prie sur les reliques de héros sanguinolents. Qui gagne à la guerre ? Sicoh, la barbe hirsute et le corps agité, remonte dans l’histoire pour raconter les défaites personnelles de conquérants victorieux. Agamemnon, « Roi des rois » qui avait donné sa fille en sacrifice pour que les vents gonflent ses voiles et l’amènent jusqu’à la conquête de Troie ; Grant, « le boucher » de la guerre de Sécession, qui a vaincu le sud des États-Unis en ordonnant de brûler tous les villages, les innocents, les enfants…
Sicoh, qui a vu un homme bombarder une école pour le sauver, entendu les mères pleurer leurs enfants pour sa vie, hurle sa culpabilité et celle des hommes qui ont sacrifié leur humanité pour « vaincre ».
« C’est la défaite qui nous lie »
Nos défaites sont nos concessions et nos trahisons, les idéaux que l’on a abandonnés, les ordres auxquels on a obéi en fermant les yeux, les fois où l’on a laissé faire. De remords, Sicoh se tue à la fin de la pièce. De lâcheté, Assem ne fait rien. L’histoire de Gaudé est celle de la tragédie des hommes « qui ne sont que des hommes » et dont le vieillissement silencieux célèbre les victoires d’apparat.
L’histoire de Laurent Gaudé semble trouver écho dans nos vies quotidiennes. On peut la lier aux informations alarmantes qui défilent chaque jour sur nos écrans, rappelés par celui qui est sur scène. Face à elles notre immobilité, notre complaisance et nos œillères rendent ces horreurs possibles, comme l’obéissance des deux tueurs. Se forme alors notre « facilité d’éloigner » ces problèmes, en gardant le « sang collé au pantalon ». Lors d’une discussion suivant la pièce, le professeur Aziz Salmone Fall du Département de développement international de McGill mentionne notre servitude volontaire, illustrée par notre participation à la superstructure prédatrice de la société contemporaine. Chaque fois que l’on achète quelque chose en sachant que sa production implique la surexploitation des hommes et de l’environnement, chaque fois que l’on vote en connaissant le poids des lobbies, chaque fois que l’on se dit « c’est vrai que c’est pas bien, mais bon… »; c’est une nouvelle défaite pour notre humanité, emportée par un désir de réussite nécrosée. Un gros plan sur le visage de Sicoh nous revient alors en tête, assénant qu’il faudrait avoir « la loyauté de devenir fou » dans un lieu où seule la victoire compte.