Le reste, vous le connaissez par le cinéma. » Derrière la plume québécoise de Christian Lapointe, ce sont les mots de Martin Crimp, le dramaturge britannique maintes fois représenté et applaudit au Québec. « Le reste », c’est le reste de l’histoire, et l’histoire, c’est celle d’Œdipe. Le célèbre récit mythologique est remis au (dé)goût du jour, dans une mise en scène extravagante où le kitsch et les paillettes amusent autant qu’elles aveuglent.
Une tragédie moderne
La pièce est une revisitation des Phéniciennes d’Euripide, qui repose sur le mythe d’Œdipe, roi de Thèbes. Après avoir pris connaissance de sa relation incestueuse avec sa femme et mère, Jocaste, Œdipe se crève les yeux et laisse à ses fils, Étéocle et Polynice, la responsabilité de la ville. Les deux jumeaux s’entendent pour partager le pouvoir, mais lorsque Polynice réclame sa part à son aîné, la guerre éclate. Les fils s’entretuent, Jocaste en meurt de malheur, Antigone sera exécutée pour avoir osé enterrer Polynice, son frère, le traître, contre les ordres du nouveau roi de Thèbes, Créon.
La malédiction de la lignée œdipienne est la représentation de tous les débordements de l’orgueil humain : la tyrannie, la jalousie, l’entêtement, la folie… Martin Crimp concentre son étude sur l’orgueil et la soif de pouvoir d’Étéocle et Polynice. Dans le contexte des élections québécoises, la pièce rappelle ironiquement les dangers d’une démocratie au clivage manichéen : l’orgueil incestueux des aspirants au pouvoir transforme la course à la chefferie en combat d’homme à homme, dans l’oubli de la question politique et des intérêts des citoyen·ne·s. Comme nous le rappelle Christian Lapointe, la tragédie grecque est éminemment moderne : elle nous donne le choix entre tyrannie et tyrannie par alternance.
Trop, beaucoup trop
Si la pièce nous parle, la scénographie et la mise en scène, elles, hurlent. Le chœur des phéniciennes, narratrices de la tragédie, ouvre la pièce en interpellant le public par des questions belliqueuses. Successivement cheerleaders, puis infirmières, puis nageuses, leurs rôles centralisent la folie provocatrice voulue par Christian Lapointe. Et aucun des personnages n’y échappe : Étéocle et Polynice en joueurs de baseball, Antigone en veste à paillettes, Créon en slip de bain, Tirésias en homme de ménage : pas une couleur d’oubliée, pas une audace de réprimée.
On apprécie le dynamisme pop et loufoque, le grotesque assumé ainsi que le slang québécois qui vient contrebalancer la profondeur de la tragédie. Mais à mesure que la pièce avance, l’extravagance est poussée trop loin, jusqu’à en perdre le public. L’hubris des personnages est décuplé à en devenir ridicule. Le sacrifice animal, scène délirante pendant laquelle les phéniciennes dépècent une peluche en dansant, est le point de rupture du quatrième mur : la démesure et l’incompréhension deviennent telles que l’histoire dérape, notre attention fléchit, et nous sommes rappelé·e·s à notre condition de spectateur·rice·s. Regards perplexes et rires nerveux s’échangent dans la salle. On s’interroge sur ces choix audacieux, espérant qu’ils prendront leur sens avant la fin de la pièce. Mais le rideau tombe sans nous avoir éclairés, laissant notre question en suspens : « Pourquoi ? »
On sort de l’Espace Go sonné·e, déconcerté·e, incertain·e· du message de la pièce, lui-même noyé dans un flot de paillettes. Assourdi·e· et aveuglé·e après une heure et quarante minutes de hurlements et de maniérisme visuel. Regrettant tout en saluant l’effronterie d’une tragédie vulgarisée jusqu’à l’extrême, où le kitsch et le pop sont poussés jusque dans leurs derniers retranchements.