Dans son entrevue aux pages 10 à 13, Jean Grondin nous dit qu’« existants, doués d’un rapport réflexif à eux-mêmes et au monde, tous les humains sont des philosophes ». Pourquoi, alors, accorderions-nous quatre pages à un expert en la matière ? Un journal hebdomadaire n’est-il pas le lieu de l’immédiateté, du jugement spontané, dont la patience réflexive de la philosophie est l’antonyme ? Si nous philosophons déjà tous, à quoi sert la philosophie ?
C’est bien souvent ce paradoxe qui marque les échanges entre les étudiant·e·s en philosophie et les autres : bien qu’elles soient au cœur de nos vies, les questions fondamentales n’auraient pas leur place sur les bancs de l’université. L’école serait le lieu de l’apprentissage de savoirs utiles permettant d’exercer des métiers concrets, la philosophie serait celui de la contemplation oisive et hors-du-monde. L’apprentissage de ces savoirs semble donc permis par l’oubli momentané des questions dont la philosophie s’occupe : celles du sens, de la vie bonne, de la justice, de la vérité, etc. Il s’agit d’oublier ces questions en y répondant pour pouvoir avancer. Il n’est bien évidemment pas ignoré que le doute demande le temps dont beaucoup ne disposent pas.
L’enseignement de la philosophie académique est problématique, aujourd’hui, puisque l’on y perd l’étonnement qui est à la racine du chemin philosophique. En dépit de la recommandation de Rabelais, qui nous exhortait à avoir une tête « bien faite » plutôt qu’une tête « bien pleine », étudier la philosophie à l’université revient souvent à devoir assimiler un nombre immense de concepts, proches d’un « jargon philosophique », en lisant une très grande quantité d’œuvres auxquelles très peu de temps est alloué. On y perd souvent le sentiment d’ignorance en ayant l’impression de pouvoir répondre à toutes les questions et juger de la validité de tous les arguments. L’humilité du « je sais que je ne sais rien » de Socrate se transforme souvent en la prétention orgueilleuse de savoir l’essentiel.
Vladimir Jankélévitch disait : « Philosopher revient à ceci ; se comporter à l’égard de l’univers comme si rien n’allait de soi. » Philosopher reviendrait donc à s’étonner de ce dont l’on ne s’étonne pas ou plus, et remettre le mystère au centre. Il s’agirait de chérir et cultiver le sentiment de surprise. L’étonnement suggère une posture d’humilité : pour s’étonner d’un phénomène, il faut admettre qu’il nous est étranger, que sa part d’inconnu nous surprend.
Il semble urgent d’adopter cette posture en mettant à distance les catégories qui constellent nos jugements. Notre utilisation des outils technologiques, corrélée à la croyance commune en la supériorité de l’espèce humaine, douée de raison, par rapport au reste du vivant nous rend souvent insensibles à nos propres limites. Puisque les connaissances nous semblent accessibles en un clic, nous oublions souvent la complexité des phénomènes qui nous intéressent. L’immédiateté permise par la rapidité des réseaux sociaux nous donne l’illusion de pouvoir former hâtivement des jugements informés. La course à l’innovation technologique permanente nous invite à sans cesse nous demander « comment » sans jamais nous demander « pourquoi ». Les phénomènes de bulle permis par les algorithmes nous permettent de ne pas penser aux objections possibles à ces jugements, d’oublier de reconnaître que, selon les mots de Gadamer, « l’autre a peut-être raison » (Entrevue de Jean Grondin, p. 10–13).
La prise de conscience profonde des limites de notre raison — de notre capacité à comprendre, notamment nous-mêmes et les autres — que permet en général l’exercice philosophique est d’autant plus essentielle que la croyance en l’idée de l’humain comme agent purement rationnel — pouvant par là maîtriser le reste du vivant — est au fondement d’une idéologie qui mène aujourd’hui cet humain à sa perte. Il s’agirait plutôt de comprendre la finitude humaine — voir l’humain comme fini plutôt qu’infini, en tant que mortel, et ne pouvant tout connaître — et de voir, par là, la finitude des ressources que l’on utilise aujourd’hui. Envisager que « l’autre a peut-être raison » en posant la question du bien-fondé de nos modèles sociétaux et de nos choix individuels. Laisser ouverte la possibilité que l’autre ait raison pourrait impliquer la reconnaissance de l’existence d’autres formes de rationalité que la nôtre, en observant notamment l’intelligence profonde que reflète le fonctionnement des autres êtres vivants.
Cependant, cet éloge de la posture philosophique comporte le risque de tomber dans le piège du culte de l’utilité. Souvenons-nous de l’épisode d’Apostrophes au sein duquel Vladimir Jankélévitch répondait à l’appel : « À quoi servent les philosophes ? » Il ne ménageait pas les choses en répondant qu’il s’agissait d’une question demandée de « mauvaise foi ». Il dira d’ailleurs que si la philosophie doit servir à quelque chose, cela doit bien être rien. Étrange remarque dans un monde essentiellement régi par des lois technicistes. N’était-ce pas Heidegger qui faisait remarquer ce trait propre à la modernité ? « La philosophie n’est pas ustensile », nous rappelait Jankélévitch.
En voulant répondre à ce à quoi la philosophie peut servir, l’éloge a comme prémisse qu’une chose tire sa valeur de son utilité, du fait qu’elle puisse servir à autre chose qu’elle-même. C’est cette même prémisse qui est trop souvent dotée d’une valeur axiomatique à nos yeux, puisque l’on se demande toujours comment arriver à nos fins sans interroger le fondement et le bien-fondé de ces objectifs. Nous semblent essentielles cette interrogation, ainsi que la remise en question des buts de performance, notamment intellectuelle par l’étude même de la philosophie telle qu’elle est enseignée, et de confort matériel auxquels il est communément valorisé d’aspirer aujourd’hui, puisqu’il est très probable qu’il nous soit impossible d’y aspirer demain.