Depuis l’effondrement du bloc soviétique, le capitalisme règne sans partage. C’est toutefois quelque chose qu’il aime faire oublier, le mot capitalisme se faisant discret dans le discours courant. À quoi bon rappeler que le ciel est bleu ? Le capitalisme ainsi naturalisé ne s’inquiète plus de sa survie ou encore de son remplacement par un autre système. Dans un grand chœur où l’on apprend à chanter en diverses tonalités, ses chantres se déclinent en plusieurs castes.
Les chantres du système
D’abord, une première rangée accueille ses apôtres les plus fidèles, ces puissants ténors déclamant les exploits de la croissance économique, de la prospérité et de la bonne gouvernance. À travers leurs chants, le capitalisme peut jouir de sa pleine gloire, trônant en souverain bien. Le système est vénéré pour lui-même, les profits se multipliant en colonnes comme les pains du sauveur qui offrira à ses rares élus la prospérité éternelle. Sous leurs chants, l’avarice corporative devient l’optimisation fiscale ; ceux et celles que l’on appelait autrefois les exploités sont aujourd’hui devenus les défavorisés, n’ayant simplement pas eu de chance à la grande loterie de la vie. De quel droit s’insurger contre la malchance ?
Confortablement installé au-dessus de nos têtes, le capitalisme permet alors à une seconde rangée de chantres moins assurés de le louanger indirectement. Ainsi érigé en état de Nature, le système se permet d’exposer certains de ses « démons » – indemnités de départs, salaire minimum et autres petits scandales — et de les offrir en sacrifice sur l’autel factice de la bonne conscience « progresso-bourgeoise ». Se laisser égratigner tout en renforçant ses fondations, voilà le double jeu du capitalisme. Le texte sacré ainsi épuré de ces malencontreuses coquilles peut maintenant être récité sans gêne. Ces seconds violons joignent leurs voix avec joie, le capitalisme réussissant à faire rimer « justice » et « statu quo ».
Fausser à gauche
Puis, de fausses notes sont entendues ici et là, à gauche et encore plus à gauche. Des critiques plus profondes ne peuvent s’intégrer à l’unisson. « Qu’en est-il des législations de complaisance ? » ; « À quand une décroissance véritable ? » Inquiet, le capitalisme tente alors d’ajuster légèrement son diapason, espérant retrouver l’harmonie : on parle d’écoresponsabilité, d’acceptabilité sociale, de discrimination positive et de développement durable. Rien n’y fait. Les fissures pointées sont trop profondes pour être colmatées par du vernis.
Le capitalisme échouant ainsi à imposer sa cadence à ces chanteurs, il ne peut faire autrement que les rejeter dans un rare instant de violence dévoilée. Ces hérétiques modernes sont alors affligés d’épithètes les désignant comme des lépreux que les bons sujets doivent éviter pour se préserver du mal fatal. Un appel à la mythologie du siècle passé — marxiste, communiste, extrémiste, révolutionnaire — tente ainsi de raviver les pires craintes de l’imaginaire moderne. L’alternative au capitalisme ne peut être que la dictature sanglante de l’État totalitaire (le système réussissant par la même occasion à faire oublier son propre totalitarisme pervers) et l’histoire historisante sait bien pointer ses monstres.
Enfin, lorsque ces étiquettes ne collent pas aux hérétiques tel qu’attendu, le capitalisme n’a d’autre choix que de rappeler sa propre existence dans un jugement ultime, celui d’anticapitaliste. Anti établit la claire distinction entre nous et eux, le Soi et l’Autre. Nous sommes pour la prospérité, eux pour la pauvreté. Nous sommes pour la liberté, eux pour la dictature. Nous sommes raisonnables, eux radicaux. Que les adversaires du capitalisme se réclament véritablement du marxisme, du communisme, du trotskisme ou de la Révolution n’importe finalement que très peu : l’anticapitalisme n’est tout simplement pas acceptable et doit être traité comme tel. La mélodie se conclut sur un point d’orgue éternel.