Le 3 octobre 2018, à peine quarante-huit heures suivant l’élection du gouvernement caquiste, les enjeux entourant la laïcité de l’État refont surface. Geneviève Guilbault et Simon Jolin-Barrette, maintenant respectivement vice-première ministre et ministre de l’Immigration, offrent un premier point de presse. L’annonce ne se fait pas attendre : le nouveau gouvernement place en priorité absolue la proposition d’une nouvelle loi sur la laïcité au Québec qui aura vocation à supplanter le projet de loi 62 de l’ancien gouvernement libéral. Les deux membres de l’exécutif donnent rapidement le ton préconisé par leur formation politique. Le constat : le débat sur la laïcité traine depuis trop longtemps au Québec. Une législation claire doit être rapidement proposée, sans quoi la province ne pourra se doter de balises suffisantes pour circonscrire son socle identitaire. Mme Guilbault fait son premier faux pas en affirmant que certains employés de l’État pourraient perdre leur emploi si ceux-ci refusent de se conformer aux règles éventuellement établies. La CAQ a dû, par la suite, apporter quelques précisions aux propos de Mme Guilbault afin d’éviter un futur scandale. Simon Jolin-Barrette n’exclut pas à ce moment l’utilisation de la clause nonobstant de la constitution canadienne. Ça commence bien !
Bouchard-Taylor à la rescousse !
La CAQ invoque les principales recommandations de la commission Bouchard-Taylor pour légitimer le projet de loi. La neutralité religieuse de l’État est sauvegardée si ses employés en position d’autorité coercitive (c’est-à-dire des individus ayant le droit de contraindre quelqu’un à respecter la loi, ndlr) n’arborent pas de signes religieux ostensibles. On pense en premier aux juges, policiers, gardiens de prison et procureurs de la couronne, par exemple. Le gouvernement caquiste rajoute cependant les enseignants à cette liste. Luc Papineau, enseignant de français à l’Assomption, écrivait dans le Devoir le 31 octobre dernier : « Il ne faut donc pas confondre cette notion d’autorité coercitive avec celle d’agents en position d’autorité ou d’individus représentant des modèles d’autorité. » L’enseignant fait-il alors figure d’autorité coercitive ou morale ? Quoi qu’il en soit, Charles Taylor, principal concerné, s’est lui-même dissocié de la ligne tenue par le gouvernement.
Bien que l’on puisse se questionner sur la validité d’inclure ou non les enseignants dans la liste des agents de l’État au pouvoir coercitif, l’enjeu principal entourant ces questions concerne avant tout la cohérence du propos tenu.
Ce crucifix trônant au-dessus des acteurs du parlementarisme séculier québécois ne serait-il pas le premier objet à enlever si l’on se veut être cohérent avec cette laïcité tant prisée ?
Externalités négatives
À mon sens, il est tout à fait acceptable de vouloir un débat de société sur les modalités structurant la séparation de l’État de la sphère religieuse. En date d’aujourd’hui, il peut être effectivement soutenu que la question reste entière. La « Loi 62 », entrée en vigueur en octobre 2017, ne saurait donner une vision claire et limpide de la position québécoise sur le principe de laïcité, hormis peut-être l’affirmation que la vie publique doit être, en somme, un espace où le citoyen évolue à visage découvert.
En revanche, la façon dont sont présentés les enjeux entourant la laïcité par le gouvernement et les nombreux acteurs sociétaux fait en sorte que des communautés bien précises de la population québécoise sont prises pour cibles, et faites victimes de leurs conditions. Parlons-nous réellement de laïcité et de neutralité religieuse juste pour toutes et tous, ou bien parlons-nous de l’interdiction pure et simple du hidjab dans la fonction publique ? Car lorsque les décideurs publics prennent la parole dans les tribunes pour défendre un principe qui, aux premiers abords, semble adéquat, il n’est que trop récurrent de sentir un acharnement renouvelé sur des gens déjà très systémiquement défavorisés. Bien que certains soutiennent que l’ensemble des signes religieux seront concernés par un éventuel projet de loi, l’imaginaire collectif en attribue la nécessité à un segment spécifique de la population québécoise.
Car lorsque les décideurs publics prennent la parole dans les tribunes pour défendre un principe qui, aux premiers abords, semble adéquat, il n’est que trop récurrent de sentir un acharnement renouvelé sur des gens déjà très systémiquement défavorisés.
Laïcité à sens unique
Je ne doute pas de la sincérité du législateur. Je ne pense pas que le nouveau gouvernement désire braquer les projecteurs sur telle ou telle communauté. Or, c’est ce qui se produit quand même. De surcroît, ce sentiment est exacerbé par le refus d’enlever le crucifix du Salon bleu. Comment peut-on, sincèrement, aspirer et adhérer aux idéaux tant valorisés par le gouvernement caquiste s’il refuse de déplacer le symbole le plus significatif de la proximité de l’État et de la religion ? Ce crucifix trônant au-dessus des acteurs du parlementarisme séculier québécois ne serait-il pas le premier objet à enlever si l’on se veut être cohérent avec cette laïcité tant prisée ? Établis par Maurice Duplessis en 1936 pour affirmer les liens étroits entre l’État et l’Église, ce crucifix incarne à lui seul ce que la CAQ veut démanteler. Si M. Legault souhaite faire preuve de cohérence envers son propre discours sur la laïcité, aucun argument ne peut justifier le maintien du crucifix là où il est. Aucun. La laïcité au Québec serait-elle à géométrie variable ? La justification patrimoniale ne tient aucunement la route. Auquel cas il faudrait simplement déplacer le crucifix dans un musée.
Comment se dire cohérent envers une laïcité affirmée de l’État si l’on conserve en son lieu de décision un objet incarnant le dogme religieux de l’époque duplessiste ?
Le Salon bleu est un lieu de pouvoir. Si ce signe religieux perdure en cet endroit, c’est que nos décideurs publics font preuve d’une hypocrisie légendaire et de malhonnêteté intellectuelle (pour reprendre les mots Charles Taylor dans son entrevue donnée à CBC le 18 octobre dernier). Comment se dire cohérent envers une laïcité affirmée de l’État si l’on conserve en son lieu de décision un objet incarnant le dogme religieux de l’époque duplessiste ? Comment exiger des employés de l’État de passer outre leurs convictions personnelles pour le bien commun tout en refusant soi-même de prendre acte des impératifs exigés par une laïcité exemplaire ? Peut-on vraiment prendre tout cela au sérieux ?
M. Legault, soyez à la hauteur des principes que vous prétendez défendre et enlevez le crucifix.