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« On est à la croisée des chemins » 

Discussion avec la cofondatrice d’Équiterre, Dre Laure Waridel.

Carl Lessard

Dre Laure Waridel fonde en 1993, avec ses confrères et consœurs, l’organisme  Action pour la solidarité, l’équité, l’environnement et le développement (ASEED), qui est aujourd’hui connu sous le nom d’Équiterre. Mme Waridel, tout au long de son parcours, cumule les honneurs et distinctions, grâce à ses nombreux engagements pour  la cause environnementale. Depuis l’âge de 24 ans, la sociologue écrit sur le sujet, ainsi que sur l’équité, dans son premier essai, Une cause café, paru en 1997. La docteure a accepté de parler des préoccupations environnementales et sociales avec nous.

On est à la croisée des chemins, et si on ne prend pas les décisions dont on a besoin maintenant, il va être trop tard.

Le Délit (LD) : Vous êtes la cofondatrice de l’organisme Équiterre, fondé en 1993 sous l’acronyme ASEED. En quoi la place de l’organisme a‑t-elle changé au sein de la société depuis 25 ans ?

Laure Waridel (LW) : Je pense que l’essence d’origine qu’il y avait dans notre nom — donc la dimension action, solidarité, environnement et développement — est restée le moteur, le cœur de l’organisation. C’est sûr que c’est un groupe qui a beaucoup changé, qui s’est professionnalisé : notamment, quand ça a démarré, nous étions tous des étudiants très idéalistes et engagés, et nous étions moins conscients de la complexité des enjeux. Mais nous sommes finalement devenus, au fil de nos études et du travail de terrain, plus outillés, et on a maintenant plus de ressources pour accomplir notre mission.

LD : Vous êtes aussi l’autrice de plusieurs livres, dont L’envers de l’assiette et quelques idées pour la remettre à l’endroit. Qu’y proposez-vous qui pourrait faire une différence écologique et équitable ?

LW : C’est intéressant parce que quand j’ais écrit la première version, on parlait très peu du pouvoir de nos choix de consommation et de nos choix alimentaires, alors que maintenant il y a beaucoup de dimensions qui sont dans L’envers de l’assiette. En fait, il y a quatre dimensions dans ce livre-là ; je parle des trois N‑J, un peu comme on parlait des trois RV à l’époque. Alors, le premier jet que l’on pourrait poser à l’épicerie, c’est de choisir les aliments les moins emballés possible. Ça ressemble au discours autour du « zéro déchet » ;  aller vers le vrac ; emporter ses sacs à l’épicerie ; réduire à tous les niveaux ; choisir de plus grands formats ; réutiliser, recycler et composter. La dimension du compostage, on en parle pas tant que ça, en ce moment, et pas suffisamment compte tenu de l’impact que ça a sur les changements climatiques. D’envoyer nos déchets organiques dans les ordures ménagères, ça contribue à créer du méthane — qui est un puissant gaz à effet de serre — et on est en train de réaliser que ce serait d’une façon beaucoup plus importante que ce que l’on pensait avant en termes de contribution aux changements climatiques. Avant, on le comparait à environ 1 pour 20 par rapport au carbone, aujourd’hui on réalise que ce serait plus 1 pour 35, et certains chercheurs vont jusqu’à dire 1 pour 55. Donc il faut considérer tous nos gestes qui génèrent du méthane comme ayant un impact plus grand que ce que l’on pensait. Donc le premier « n », c’est pour « nu », deuxième « n » c’est pour « non loin », donc pour l’achat local et l’importance de réduire le kilomètre alimentaire. Non seulement pour des raisons d’émissions de gaz à effet de serre — parce qu’évidemment tout ce qui se déplace génère des gaz à effet de serre —, mais aussi pour des raisons sociales, donc pour maintenir le plus possible les emplois localement, et même réduire le gaspillage alimentaire. On sait qu’une partie de ce gaspillage est associée aux multiples étapes de transformations qu’il y a dans la chaîne alimentaire. Donc ces éléments (l’empreinte carbone et l’empreinte sociale) sont à considérer. Le troisième « n », c’est « naturel », et là c’est toute la question des produits chimiques omniprésents dans notre alimentation, et on sait qu’il y en a énormément, notamment des pesticides sur la biodiversité. On parle aussi des néonicotinoïdes sur les abeilles et sur l’ensemble des pollinisateurs, et qui affectent probablement la santé humaine. Et il y a de plus en plus d’études qui font le lien entre la présence de pesticides dans le corps humain (on est capable de mesurer par l’urine, les analyses sanguines, et autres) et une plus grande propension à développer différentes maladies. On pense à différents cancers, dont le cancer du sein puisqu’il y a beaucoup de pesticides qui sont des perturbateurs endocriniens, on pense aussi aux troubles de déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité chez les enfants, et de l’autisme aussi, et aussi différentes maladies chroniques. Et le problème avec les pesticides, comme avec tous les polluants, c’est qu’une fois qu’ils sont dans l’air c’est difficile de dire quel pesticide est responsable de quoi en particulier parce que c’est souvent multifactoriel, on parle d’un effet cocktail sur la santé. Et le dernier « j » pour « juste », c’est de choisir les aliments les plus équitables possible, parce qu’on sait que beaucoup de produits que l’on importe des pays du Sud ont été produits, cultivés ou récoltés dans des conditions ou les droits de la personne ou les droits du travailleur ne sont pas nécessairement respectés. On pense au cacao, qui a beaucoup été documenté, notamment en ce qui a trait au travail des enfants, et plusieurs cas d’esclavage au Ghana rapportés par l’Organisation internationale du travail (ILO). (…). Et dans le « juste » aussi, un élément important à considérer, c’est toute la question de la consommation de la viande. On sait que pour produire la même quantité de protéines animales ou indirectement végétales, il y a d’énormes pertes, et on sait que beaucoup d’animaux sont maltraités dans les élevages industriels : j’ai grandi à la campagne et j’ai eu l’occasion d’en être témoin de première heure. Finalement, l’idée derrière « l’envers de l’assiette » c’est de voir comment, nous, dans nos pays riches, on a la chance de manger trois fois par jour, et trois fois par jour on pose des gestes qui encouragent certaines pratiques plutôt que d’autres.

LD : Il semble faire consensus que c’est avant tout et surtout le système économique capitaliste qui provoque indirectement les effets néfastes sur l’environnement. Quel système économique et social devrait remplacer celui-ci selon vous ?

LW : On a vraiment besoin de transformation économique majeure, ça, c’est clair. Il y a un foisonnement d’initiatives, comme par exemple le mouvement de la décroissance, mais c’en est un qui fait peur à beaucoup de gens parce que ça semble tellement loin de ce qu’on connaît, et nous n’avons pas encore mis en place les outils qui nous permettraient un changement aussi important. Aussi, le terme en tant que tel fait peur, mais je pense qu’il faut y voir la manière de créer une économie  où certaines choses continueraient à croître alors que d’autres diminueraient. Ce qu’il faut diminuer c’est la pollution, les inégalités, les émissions de gaz à effet de serre, la société de consommation qui crée des problèmes de santé mentale et d’endettement entre autres. Donc il y a beaucoup de choses qu’il faut faire décroître, mais aussi d’autres qu’il faut faire croître comme la solidarité, les connaissances, le partage, le respect des uns envers les autres, les liens entre les individus. Un autre problème de notre modèle économique dominant sont les indicateurs que l’on emploie qui lui sont reliés : ce qu’on regarde pour parler de progrès, c’est le PIB, qui ne prend compte que de ce qui se calcule en dollars, et donc toutes les décisions sont prises en fonction d’augmenter la croissance monétaire alors que ça a été démontré que ça ne va pas de pair avec le mieux-être des gens, leur qualité de vie ou même leur bonheur. On a d’autres indicateurs qui existent, et l’OCDE a développé un indicateur alternatif qui tient compte de l’égalité entre les hommes et les femmes, de l’éducation, de l’environnement, de la santé et tout ça, bref nous les avons les indicateurs alternatifs. Il faut se tourner vers autre chose, mais je pense que ce qui est très difficile, c’est que nous sommes conditionnés par la publicité depuis la petite enfance à avoir une vision « on est ce que l’on consomme ». Et dans ce contexte-là, dire ou se faire dire qu’il faut consommer moins, c’est perçu et ressenti par plusieurs comme « exister moins ». De ce fait, je dirais qu’il y a un travail intérieur à faire pour en venir à avoir d’autres priorités que celles qui sont orchestrées autour des biens matériels (autos, maisons, vêtements) et cette course effrénée à l’avoir et au paraître. (…)

LD : Pour finir, il semble qu’un grand nombre de milléniaux semble anxieux, voire pessimiste, face à la crise écologique, et pourtant les choix de carrière de cette génération sont cruciaux. Qu’auriez-vous à dire à ces personnes ?

Ça demande du courage et de l’audace pour sortir de la ‘‘course’’ à pelleter les problèmes toujours en avant.

LW : Personnellement je connais des milléniaux qui sont très engagés, donc j’ai espoir. Mais je les comprends d’être pessimiste parce que parfois quand je regarde les études scientifiques, j’ai juste envie de pleurer en pensant à mes enfants et à me dire « est-ce qu’on va réussir à freiner la catastrophe ? » Et je pense que oui, je pense que nous avons la responsabilité en tant que personnes scolarisées, tous ceux qui sont à McGill sont déjà dans une position privilégiée, ont accès à des connaissances et au système pour devenir des leaders importants dans leur domaine spécifique. Donc ce que je leur dirais, c’est qu’ils ont les moyens de changer les choses, il y a des gestes individuels, mais aussi collectifs, et il faut faire en sorte de mettre en place des politiques publiques qui nous forceront à respecter nos engagements. Ça demande du courage et de l’audace pour sortir de la « course » à pelleter les problèmes toujours en avant, et je pense qu’on est à un moment de l’histoire qui est charnière, on est à la croisée des chemins, et si on ne prend pas les décisions dont on a besoin maintenant, il va être trop tard. Ainsi, on est dans un moment de l’histoire de tous les possibles, et on a une grande part de responsabilités, mais aussi beaucoup de pouvoir faire la différence, et ça va demander beaucoup de créativité, et je pense que les milléniaux en ont. 


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