Toute la philosophie de Nietzsche suit la sentence de Par-delà bien et mal : toute philosophie est la confession de son auteur. Quel étonnement, alors, de retrouver chez le Professeur Nietzsche pareille pratique ! Car, s’il fut professeur, n’était-ce pas la règle pour lui de ne vivre que des mots sans guère se soucier de la vie à laquelle ils menaient ? Non, Nietzsche n’était pas de cette étoffe des soirées mondaines ; il portrait en lui un courage marmoréen dont si peu peuvent se targuer. Ne nous étonnons donc pas, dorénavant, de retrouver chez lui ce qu’il enseigna. Sa philosophie est celle de l’épreuve et de la souffrance. Sa vie en sera un hommage grandiose. Commençons à en dresser le corps.
Irruption de la grandeur
Quel genre d’homme était Nietzsche et quelle vie a‑t-il menée ? L’excellente biographie de Dorian Astor nous permet d’apprécier une part significative de la généalogie de la chair de Nietzsche. Dès l’école de Pforta, il y fait la confession d’une volonté de maîtrise de soi, passant chez lui par une dureté envers lui-même. En se livrant à la discipline de Pforta, sa chair livrera ultérieurement les fruits d’un véritable Züchtung. En effet, l’élevage auquel il se consacra illumine l’entièreté de son œuvre dans la mesure où, d’une part, les appels qu’il nous fit parvenir ne sont pensables que dans cette pure maîtrise — que sont les expériences de l’amor fati et de l’éternel retour sans cet art ? — et, d’une autre, en ce sens que son génie du style et les si nombreuses exigences qu’il se donna sans cesse ne sont que l’aboutissement d’une volonté annoncée. Les conditions de possibilité de Nietzsche sont visibles — dans une sorte de mouvement rétrograde, il est vrai — dès ses premiers écrits. « Qu’apprend-on à une dure école ? », nous apostrophe-t-il encore aujourd’hui ; « à obéir et à commander ».
Pour autant que les thèmes nietzschéens négocient avec la souffrance, l’innommable, le terrible, l’effroi, l’étrangeté et la ruine, il n’aurait jamais été possible pour une seule âme de faire affaire avec pareilles affres n’eût été son ascension au titre de maître des tensions. Dans ses luttes l’opposant à l’indicibilité du réel, Nietzsche s’est constitué par l’épreuve de la domination de soi. Il nous faut impérativement entendre l’appel nietzschéen : maîtrise de soi, dépassement de soi et réalisation de soi. Problème d’herméneutique se voulant, il peut être difficile d’estimer combien Nietzsche a véritablement vécu pareille vie philosophique tellement son ampleur dépasse la conception contemporaine que l’on peut avoir de quelconques exigences, du reste celles envers soi-même.
Nous ne sommes pourtant pas sans idée de la chose. Rappelons à nous une anecdote datant des jeunes années de Nietzsche à Pforta. Une conversation sur l’histoire romaine, entre étudiants, eut lieu au sujet de Mucius Scaevola, ce héros romain qui, dans la guerre contre les Étrusques, se serait infiltré dans le camp du roi étrusque à toute fin assassine. Il fut cependant capturé et l’historien Tite-Live avance que lorsque Scaevola fut menacé d’être brûlé vif, ce dernier s’écria, en jetant sa main dans un brasero : « Le corps est peu de chose pour qui aspire à la gloire ! » En réponse à cette histoire, l’un des étudiants clama qu’il lui apparaissait impensable qu’un homme se fasse subir pareille épreuve. Nietzsche, homme qu’il était déjà, répliqua « Pourquoi donc ? » et mis lui-même, à l’aide de plusieurs allumettes, feu à sa main. Ce fut l’un des surveillants qui interrompit l’expérience, sans quoi Nietzsche l’eût continuée.
Si cette anecdote n’est pas sans pointer vers la témérité et non quelque forme de courage, elle nous aide à apprécier en quoi Nietzsche savait déjà, au fond de lui, ce qu’était la « volonté de puissance ». Il faut comprendre le concept de « volonté de puissance » (Wille zur Macht) non pas comme la volonté d’imprimer notre domination sur l’autre, mais plutôt convient-il de comprendre celui-ci à la manière d’un champ de bataille – auquel seraient assujetties toutes les espèces vivantes – où les différentes pulsions de notre corps entreraient simultanément en lutte les unes contre les autres. Nietzsche savait donc dominer la douleur de la brûlure au nom d’autres choses. Dès ses jeunes années, une part significative de la philosophie nietzschéenne s’y trouvait à l’état de germe. Il n’eut qu’à devenir qui il était.
Bien que lire l’œuvre du professeur bâlois nous enseigne admirablement les chemins noyés d’ombre parcourus de toute part et que sa poésie naufragée trace le contour de ses souffrances et de sa solitude hyperboréenne, nous ne saurions demeurer indifférents au Nietzsche de Dorian Astor par les ouvertures biographiques qu’il dégage avec brillance. Néanmoins, que reste-t-il à faire de cette philosophie qui apparaît avoir été celle d’un corps ? La philosophie, si elle est sérieuse, doit être interprétée par une critique de la chair des philosophes.
Critique de la chair
Nietzsche le confirmera dans ses notes pour Ecce Homo : « Qui a la moindre idée de ce que je suis devinera que j’ai vécu plus d’expériences qu’aucun homme. Le témoignage en est même inscrit dans mes livres : qui, ligne pour ligne, sont des livres vécus, à partir d’une volonté de vivre, et par là, en tant que création, représentent un vrai supplément, un surplus de cette vie. » Ce Nietzsche qui jette son regard sur les réminiscences de ses différentes phases existentielles sait reconnaître, du haut des cimes, l’ampleur de son voyage.
Aux fins de notre propos, dégageons la liste des plus grands concepts nietzschéens : l’amor fati, l’apollinien, l’aristocratie, la chair, le dionysiaque, l’élevage, l’esprit libre, l’éternel retour, le gai savoir, la généalogie, la hiérarchie, l’instinct, le nihilisme, le pathos, le renversement des valeurs, la volonté de puissance… N’aurions-nous pas déjà, en quelques mots, ramené l’homme à ce qu’il fut en idée ? Et ainsi donc, n’aurions-nous pas nommé en peu de lettres la vie de l’homme ? Le philosophe, nous dira Nietzsche, est un « abrégé de l’univers ». Par la confession de son corps, nous portons à nous la critique de sa chair. Dans la troisième Inactuelle, Nietzsche nous dira plus loin que « l’unique critique possible d’une philosophie, et la seule aussi qui prouve quelque chose, c’est-à-dire celle qui consiste à essayer si l’on peut vivre selon elle, n’a jamais été enseignée dans les universités ». En effet, « on n’y a jamais enseigné que la critique des mots par les mots ». À contre-courant de l’université, la proposition nietzschéenne peut nous convertir à d’autres modalités. Si la vie philosophique – prenons pour exemple celle des Anciens par l’intermédiaire des atomistes et des stoïciens – est l’affaire de la critique de la chair, en cela que nous conduirions à nous l’expérience d’un art de vivre, entendons que par la pratique des sectes philosophiques nous nous découvririons la seule réponse appropriée : vivre. Pour autant, vivre pareille existence revient à « vouloir vivre certaines expériences, donc se jeter dans la gueule des évènements ».
Cela n’est pas anodin. La vie philosophique est l’affaire d’un courage à sans cesse reconduire. La philosophie est dangereuse puisque vraiment vivre l’est aussi. Si les légions de philosophes universitaires n’eurent jamais vraiment le courage de leurs mots, entendons ici toute la difficulté de la vie philosophique. Si la philosophie se trouve dans une chair, la vie philosophique en est l’impression au fer. Nietzsche se souvient du cas de Heinrich von Kleist et des effets de la philosophie kantienne sur son corps : Kleist en est mort. Elle a à ce point conduit Kleist à ne plus voir nulle parcelle de lumière, tout possédé qu’il fut par l’expression populaire d’une telle pensée menant à un scepticisme et un relativisme rongeurs et destructeurs, qu’il préféra s’en libérer par tous les moyens qu’il jugea les siens. Une philosophie décadente meurtrit le corps, le fatigue, rapaille des tendances tel le corps d’un centaure et fédère les démons en ligue. C’est pourquoi il convient à nous d’évaluer les différentes philosophies. De quels moyens disposons-nous dans cette quête ?
Nous avons pour nous, comme nous l’avons dit, l’expérience de la chose. Or, celle-ci n’est-elle bien souvent envisageable que du moment où nous apparaît l’exemplarité ! Déjà, dans la troisième Inactuelle consacrée à Schopenhauer, Nietzsche annonçait estimer un philosophe « dans la mesure où il y a en lui quelque chose d’exemplaire ». L’irruption de la grandeur de Nietzsche nous témoigne de cette exemplarité. Aussi rayonne-t-elle, suivant en cela les notes préparatoires à Ecce Homo, de part et d’autre de son œuvre. Le philosophe nous dira : « L’exemple doit s’afficher dans la vie et non pas seulement dans les livres ; il doit donc être donné, comme l’enseignaient les philosophes de la Grèce, par l’expression du visage, l’attitude, le vêtement, le régime alimentaire, les mœurs, plus encore que par les paroles et surtout que par l’écriture. »
Vivre philosophiquement et critiquer la chair des philosophes pour en déterrer les bonnes et mauvaises tendances, cela revient à penser avec Nietzsche – et aussi un peu avec le singulier Pierre Hadot – que la philosophie n’est pas que le métier des prétentieux et autres bourgeois des mots. Que penser de Nietzsche ? Que penser des philosophes ? À nous d’en faire la critique charnelle et de goûter aux faveurs des expériences héroïques.
En contraignant les égarés à faire entrer dans leur tête, comme une connaissance rationnelle, un galimatias fait des absurdités les plus grossières, un tissu de contradictiones in adjecto, un délire rappelant celui des maisons de fous, le cerveau des pauvres jeunes gens, qui lisaient cela avec un dévouement de croyant et cherchaient à se l’assimiler comme le comble de la sagesse, se détériora tellement qu’il est resté depuis lors dans l’incapacité absolue de penser. Arthur Schopenhauer