Après le mouvement de dénonciation #MeToo (#MoiAussi au Québec, ndlr), le traitement réservé aux auteurs allégués d’« inconduites sexuelles » fait maintenant l’objet d’un débat ardent. Dans la foulée du dépôt d’une seule accusation contre Gilbert Rozon – et surtout du rejet de 13 plaintes portées contre lui – plusieurs ont pris d’assaut dans les médias un principe fondamental de la justice criminelle : la norme de preuve hors de tout doute raisonnable, qui favoriserait indûment l’accusé. Or, celle-ci est une composante de la présomption d’innocence, qui jouit d’une protection constitutionnelle et qui est une condition sine qua non à toute société qui se veut être une démocratie libérale. Le système de justice pénale doit peut-être se refaire une beauté, mais la solution ne réside certainement pas dans l’abaissement de la norme de preuve.
L’agression sexuelle en droit
La déclaration de culpabilité requiert la preuve de deux éléments : l’actus reus (« acte de culpabilité »), qui réfère à l’élément objectif de l’infraction, et la mens rea (« esprit criminel »), qui se rapporte à l’intention de commettre l’infraction. Voyons ensemble de quoi il s’agit dans le contexte de l’agression sexuelle.
Quant à l’actus reus, il comporte trois composantes : l’attouchement (1), à caractère sexuel (2), réalisé sans le consentement de la victime (3). L’examen du consentement se fait de manière subjective, en analysant l’état d’esprit de la victime au moment où sont survenus les attouchements : il faut se demander si la plaignante, dans son for intérieur, y consentait ou non. C’est donc dire que le témoignage de la victime est nécessaire à cette étape, et qu’il doit être scruté sous la loupe, à la lumière de l’ensemble de la preuve. Fait important : il n’existe pas de consentement tacite eu égard aux agressions sexuelles.
Quant à la mens rea, les projecteurs sont alors braqués sur l’accusé : avait-il l’intention de se livrer à des attouchements sur la plaignante ? À ce stade, l’erreur peut être utilisée comme moyen de défense pour nier l’intention criminelle. L’accusé doit prouver qu’il avait la croyance sincère mais erronée que la victime consentait aux attouchements. La simple croyance subjective n’est d’aucune utilité à l’accusé : il faut démontrer que la plaignante avait communiqué, par ses paroles ou par son comportement, son consentement aux gestes reprochés ; la passivité ou le silence ne suffisent pas. Dès qu’un « non » est exprimé, il y a absence de consentement, à moins que la victime, par ses paroles ou par ses gestes, ait signifié ultérieurement à l’accusé qu’elle ait changé d’avis. Dans tous les cas, le moyen de défense de la croyance sincère ne peut être utilisé que si l’accusé a pris les mesures raisonnables pour s’assurer du consentement de la plaignante.
La présomption d’innocence
Notre système pénal canadien est fondé sur un concept de prime importance dans toute société démocratique : la présomption d’innocence. Celle-ci est protégée formellement par la Charte canadienne des droits et libertés. Elle a pour corollaire trois implications qui façonnent le déroulement des procès criminels : le fardeau de preuve repose sur la Couronne (l’accusé n’a pas à prouver son innocence) ; tous les éléments essentiels (identité de l’auteur, actus reus et mens rea) doivent être prouvés hors de tout doute raisonnable ; les poursuites criminelles doivent être conduites conformément aux procédures légales et à l’équité. Le doute raisonnable peut être appréhendé comme un doute fondé sur la raison et le bon sens ; il doit découler de la preuve (ou de son absence) et être plus que frivole ou imaginaire. Cela dit, le standard n’est pas celui de la certitude absolue.
S’attaquer à la norme de preuve hors de tout doute raisonnable revient à s’en prendre directement à la présomption d’innocence, car, comme nous l’explique la Cour suprême, les deux concepts sont inextricablement liés : Si la présomption d’innocence est le fil d’or de la justice pénale, alors la preuve hors de tout doute raisonnable en est le fil d’argent, et ces deux fils sont pour toujours entrelacés pour former la trame du droit pénal.
La présomption d’innocence est un droit prévu à la Charte canadienne et à la Déclaration universelle des droits de l’homme ; elle est garante des droits les plus fondamentaux de la personne, dont la liberté et la dignité humaine. La légitimité du pouvoir de l’État de priver un·e citoyen·ne de sa liberté et de l’exposer à l’opprobre de la société du fait de sa conduite criminelle dépend de cette lourde charge qui pèse contre la Couronne, à savoir celle de prouver que l’inculpé est coupable hors de tout doute raisonnable.
La présomption d’innocence est garante des droits les plus fondamentaux de la personne, dont la liberté et la dignité humaine
Étant enchâssée dans la Charte, la norme de la preuve hors de tout doute raisonnable est là pour rester en droit canadien, hormis modification constitutionnelle – une procédure aussi onéreuse qu’improbable. Même si la pérennité de cette règle ne semble pas en jeu, il est impératif de la défendre et d’en chérir l’existence. Certes, elle avantage l’accusé dans les procès pour agression sexuelle, une infraction qui concerne en grande majorité les femmes et qui ne laisse souvent pas de preuve directe. Toutefois, Michael Spratt et Annamaria Enenajor, deux avocats de la défense s’exprimant à une conférence de la Société Runnymede à Toronto, ont tous les deux qualifié de « mythe » la croyance populaire selon laquelle il est plus difficile de prouver la culpabilité d’auteurs d’agression sexuelle.
La poursuite criminelle est contrôlée par l’État et elle sert à punir l’auteur de l’infraction ; la victime est écartée du processus. C’est plutôt dans la poursuite en responsabilité civile – une avenue présentement sous-exploitée – que la victime joue un rôle central. Il s’agit d’un moyen plus facile pour elle de tenir son agresseur responsable des gestes commis à son égard.
Le recours en responsabilité civile
Toute personne est tenue de réparer le préjudice (corporel, matériel ou moral) qui découle de son comportement fautif. Ainsi, la victime d’une agression sexuelle peut poursuivre en responsabilité civile son agresseur afin d’obtenir une compensation sous forme d’argent. Ce recours civil se distingue de la poursuite criminelle sur un point essentiel : la norme de preuve. Contrairement au crime d’agression sexuelle, la faute civile se prouve selon le standard de la prépondérance des probabilités : on jugera que la victime doit être compensée s’il est plus probable qu’improbable (50% plus un) que l’agression ait été commise.
En conséquence, il est beaucoup plus facile de poursuivre l’auteur d’une agression sexuelle au civil qu’au criminel. Le recours en responsabilité civile permet d’obtenir des dommages-intérêts (de l’argent) pour réparer son préjudice, mais il offre aussi à la victime la reconnaissance du tort qui lui a été causé. C’est d’ailleurs ce que recherchent les 14 plaignantes qui poursuivent Gilbert Rozon dans une action collective.
Il y a néanmoins un bémol important : ce type de recours étant sous le contrôle de la victime, celle-ci n’a plus de procureur pour la défendre. Ainsi, les honoraires des avocats peuvent constituer une barrière au recours en responsabilité civile. Les plaignantes peuvent aussi s’adresser aux petites créances – où il n’y a pas d’avocats – mais le montant maximal du dédommagement est de 15 000$.
Le système de justice est loin d’être parfait et plusieurs solutions pourraient être envisagées pour pallier les deux problèmes les plus criants des victimes d’agression sexuelle : le traumatisme des procédures et le manque d’accessibilité du recours en responsabilité civile. La présomption d’innocence, droit de la personne essentiel à toute démocratie libérale, devrait néanmoins être épargné dans les propositions de réforme.