En décembre dernier, le dossier concernant Gilbert Rozon et les actions judiciaires intentées par les 14 victimes auprès du DPCP ont longuement animé le débat collectif québécois. Le rejet de 13 des 14 plaintes par celles que l’instance publique appelle “courageuses” a provoqué une vague de déception parmi les victimes et, plus largement, un sentiment d’impuissance face au système judiciaire canadien.
Il est premièrement important de souligner la déconnection manifeste qui s’opère entre la population et les acteurs du pouvoir judiciaire, induisant une incompréhension critique des fondements des principes juridiques garants du socle démocratique de l’État canadien.
En ce sens, la mise à niveau pédagogique offerte en page 7 nous permet de mieux saisir la nécessité de la norme de la preuve hors de tout doute raisonnable et du fardeau de la preuve en droit criminel canadien. Il est, en soi, toujours préférable de voir un criminel en liberté – puisqu’il reste potentiellement condamnable juridiquement – plutôt qu’un innocent en prison.
Cependant, nous jugeons important de rappeler que le sort réservé aux victimes de crimes sortant du champ d’efficacité de l’application du droit crée de très lourds problèmes.
Bien que nous croyons que le système juridique canadien est garant des droits de tout justiciable pouvant s’en prémunir, il est pertinent de s’intéresser au rôle du droit dans l’établissement des normes sociétales. Ainsi, nous jugeons particulièrement nécessaire d’interroger l’historicité du droit et son rôle dans l’articulation des oppressions systémiques. Par exemple, l’activiste féministe noire américaine Angela Davis rappelle dans Women, Race and Class que les premières lois contre le viol aux États-Unis condamnaient uniquement les hommes racisés ayant violé des femmes blanches. En ce sens, le processus par lequel le droit se façonne à travers le temps est tributaire de la socialité inhérente à l’époque. S’il est normal de trouver aberrant le droit légitimant la possession d’esclave sexuelle au 17ième siècle, il est souhaitable de trouver problématique la difficulté en 2019 de voir condamné·e·s en droit criminel les coupables d’agressions sexuelles.
Nous souhaitons souligner dans ce contexte le poids du fardeau des victimes, qui se voient pénalisées de multiples façons. L’action même de mener des démarches juridiques au criminel au Canada représente une lourde épreuve qui s’ajoute ainsi aux pressions auxquelles font face les victimes d’agressions sexuelles. Dans cette perspective, il est légitime de porter un regard critique sur le fondement normatif qui, a priori, contraint les victimes d’agressions sexuelles à se tourner vers le droit civil pour recourir à leur droit légitime d’intenter une poursuite judiciaire. D’abord faites victimes, elles se voient ensuite dans l’impossibilité de poursuite au criminel à cause de l’inadéquation entre la typologie du crime commis et l’application de loi et enfin en grande difficulté à l’approche de poursuites au civil en cause de moyens financiers généralement moins élevés : si les poursuites au civil coûtent chers aux hommes, elles coûtent du fait des inégalités salariales encore plus cher aux femmes. Étant donné la multiplicité des rôles que les femmes se voient obligées d’assumer simultanément, elles peuvent aussi manquer du temps nécessaire à l’engagement dans des procédures coûteuses et chronophages.
S’ajoute le poids des nombreux stéréotypes sur la psychologie des femmes – encore profondément empreints dans l’inconscient collectif. Les victimes sont continuellement critiquées pour être supposément dans l’exagération, en recherche d’attention publique ou de compensation financière. L’aveu est aussi souvent synonyme d’une marque de faiblesse et les victimes peuvent craindre le rejet de leur communauté. Se retrouver seule devant le droit, devant des codes et des terminologies parfois abstraits, rendent les procédures extrêmement laborieuses. L’impression de solitude déjà ressentie dans le contexte d’agression sexuelle est exacerbée par ces contraintes institutionnelles.
Dans une perspective intersectionnelle, le fardeau qui pèse sur les femmes victimes d’agression sexuelle est d’autant plus fort. À l’intersection entre le racisme et le sexisme, les femmes racisées se retrouvent dans des situations d’oppressions multiples auxquelles viennent s’ajouter les autres marqueurs identitaires qui sont sources d’oppression. Les expériences des femmes racisées et en situation de précarité financière sont différentes de celles des femmes blanches de classes moyennes. Par ailleurs, les femmes racisées ont été historiquement plus fréquemment victimes d’agressions sexuelles que les femmes blanches – le viol des femmes noires n’étant pas considéré comme criminel ni pénalisé jusqu’à très récemment en Amérique du Nord.
Selon Kimberlé Crenshaw, théoricienne de l’intersectionnalité, les femmes noires aux États-Unis victimes d’agressions sexuelles sont soumises à une lourde pression de la part de leur communauté. Crenshaw voit cela comme une manifestation des contradictions qui peuvent apparaître entre les activistes anti-racistes et féministes. Crenshaw souligne que pour ne pas renforcer les stéréotypes au sujet des hommes noirs et leur stigmatisation, étant vus comme des personnes plus violentes que les autres, « sauvages » et parfois hyper sexualisés, l’on recommande aux femmes noires de ne pas dénoncer publiquement leur agresseur, quand il s’agit d’un homme noir.
Nous pourrions énumérer les obstacles psychologiques à l’aveu des victimes d’agressions sexuelles sans voir poindre la fin de la liste. De ce fait, la différence entre le nombre d’agressions sexuelles reportées et celles qui ont lieu est très probablement criante. S’il n’est pas désirable que la présomption d’innocence soit réformée, il demeure urgent de penser l’historicité des systèmes juridiques de façon à envisager le soulagement des victimes d’agressions sexuelles.