Tom Regan, philosophe américain, est un penseur majeur de la philosophie morale du 20e siècle. Grandement influencé par l’éthique kantienne, nous lui devons l’ouvrage Les droits des animaux (1983), œuvre-phare de l’éthique animale contemporaine et de la théorie des droits des animaux. L’expression « droits des animaux », bien que mobilisée depuis le 19e siècle au sein de la cause animale, a fait l’objet d’une théorisation plus approfondie seulement au cours des années 1980. Tom Regan est l’un des philosophes ayant grandement participé à son élaboration philosophique.
Les sujets‑d’une-vie comme fins en soi
Tout d’abord, les êtres qui sont titulaires de droits au regard de la morale sont ce que Regan appelle « les sujets‑d’une-vie ». Ces derniers sont définis ainsi par le philosophe : « [L]es individus sont sujets‑d’une-vie s’ils ont des croyances et des désirs ; une perception, de la mémoire, et un sens du futur, y compris de leur propre futur ; une vie émotionnelle ainsi que des sensations de plaisir et de douleur ; des intérêts en rapport aux préférences et au bien-être ; la capacité d’initier une action en vue de leurs désirs et de leurs buts ; une identité psychophysique au cours du temps ; et un bien-être individuel […]. »
Plus précisément, les sujets‑d’une-vie correspondent généralement aux mammifères, selon Regan. Toutefois, si le philosophe soutenait dans les années 1980 que les poissons ou certains oiseaux n’étaient pas considérés comme des sujets‑d’une-vie, Regan leur accordait tout de même un certain doute épistémologique. Par prudence morale, il incombe aux êtres humains d’accorder le statut de sujet‑d’une-vie aux animaux non-humains dont l’appartenance à ce statut ne s’est pas encore vu confirmer par les recherches en biologie et en éthologie. Acheter une douzaine d’œufs ou encore une canne de thon peut potentiellement devenir un problème moral pour Regan, dans l’optique où certains animaux se verraient accorder le statut de « sujet‑d’une-vie » à la suite de nouvelles découvertes scientifiques.
Par ailleurs, tous les sujets‑d’une-vie ont une valeur inhérente égale. Regan s’oppose donc aux thèses dites « gradualistes » de la valeur qui pourraient accorder une valeur inhérente moindre aux êtres humains déficients ou aux animaux non-humains, en prenant comme critère de hiérarchisation des êtres sensibles les capacités cognitives, par exemple. Au contraire, tous les sujets‑d’une-vie possèdent la même valeur inhérente en tant que « genre de valeur possédée par certains individus, sur le mode […] des individus existant comme fins en soi ». Un individu doté d’une valeur inhérente possède cette valeur en lui-même et celle-ci est indépendante de ce que le philosophe nomme l’« utilité perçue » de l’individu en question, c’est-à-dire l’utilité que cet individu puisse revêtir l’utilité qu’il revêt aux yeux des autres. Par exemple, une dame souffrant de la maladie d’Alzheimer avancée et vivant dans un centre de personnes âgées possède une valeur en elle-même, au-delà de « l’utilité » qu’elle peut se voir attribuer par la société.
Les droits des sujets‑d’une-vie
Un tel postulat des sujets‑d’une-vie comme fins en soi n’est pas anodin dans l’éthique animale déontologiste. Conformément à la troisième formulation de l’impératif catégorique du philosophe Emmanuel Kant, les êtres humains doivent être traités de sorte que leur valeur inhérente soit respectée, c’est-à-dire qu’ils ne doivent jamais être traités comme de simples moyens qui garantissent les meilleures conséquences, mais toujours en même temps comme des fins. Pour Regan, il en va de même pour tous les sujets‑d’une-vie. Ainsi, selon l’auteur des Droits des animaux, tous les sujets‑d’une-vie possèdent deux droits fondamentaux : (1) Le droit au respect, qui est absolu (c’est-à-dire qui ne peut être outrepassé) et qui est défini, suivant la Métaphysique des mœurs de Kant, comme le droit à ne pas être traité simplement comme un moyen, mais toujours en même temps comme une fin ; (2) Le droit de ne pas subir de dommage qui peut être distingué en deux types : le dommage causé par infliction de douleur et le dommage causé par privation, qui implique une perte des sources de satisfaction d’un individu. Dans cette seconde catégorie, on peut inclure, par exemple, la privation d’espace ou encore de nourriture.
Toutefois, selon Regan, le second droit peut être outrepassé dans certaines circonstances particulières : premièrement, en cas de légitime défense ; deuxièmement, pour punir un coupable, non pas pour maximiser les conséquences bonnes que pourrait produire sa punition, mais pour le punir d’un dommage qu’il a préalablement causé ; troisièmement, lorsque des sujets‑d’une-vie innocents sont utilisés par des criminels en guise de boucliers, par exemple dans le braquage d’une banque, il est alors possible d’outrepasser le droit de ces boucliers innocents à ne pas subir de dommage, si une telle action permet d’arrêter le criminel en question ; et quatrièmement dans le cas de menaces innocentes (par exemple, un enfant brandissant un pistolet), il est permis d’outrepasser le droit à ne pas subir de dommage de l’enfant, sans toutefois user de force excessive. Contrairement au droit au respect, qui est absolu, le droit à ne pas subir de dommage peut donc être outrepassé dans certaines situations exceptionnelles.
Vie animale et vie humaine : laquelle choisir ?
Si Regan affirme que les sujets‑d’une-vie possèdent tous une même valeur inhérente égale, en plus de deux droits fondamentaux, force est de constater que la théorie des droits n’admet pas une égalité de la valeur de la vie sur le plan subjectif. En effet, bien que les sujets‑d’une-vie soient égaux sur le plan objectif de la valeur, l’existence que ces derniers mènent ne revêt pas la même importance sur le plan subjectif, c’est-à- dire pour l’individu qui en fait l’expérience en première personne. Les sujets‑d’une-vie n’ayant pas tous les mêmes potentialités à attendre de la vie, le dommage causé par la mort n’est donc pas le même pour tous. C’est ce qui fera dire au philosophe que, par exemple, « la mort prématurée d’une femme dans la fleur de l’âge est un dommage plus important que la mort de sa mère sénile. Bien que toutes deux perdent leur vie, l’ampleur de la perte, et par conséquent du dommage, subie par la jeune femme est plus importante ».
Dans un même ordre d’idées, si quatre êtres humains et un chien se trouvent dans un bateau prévu pour quatre personnes et que le bateau coulera assurément au milieu de la mer sous le poids de la charge, le chien doit être jeté par-dessus bord. Selon le philosophe, comme « le mal que représente la mort est fonction des opportunités [ou sources potentielles] de satisfaction qu’elle interrompt », le dommage subi par l’être humain en cas de naufrage sera plus grand que celui que subira le chien.
Vers l’abolition de l’exploitation animale
Il va sans dire que la théorie des droits proposée par Regan est résolument « abolitionniste », c’est-à-dire que le penseur revendique ouvertement la cessation complète de l’exploitation animale à des fins alimentaires, scientifiques, vestimentaires ou encore récréatives. Ces industries se trouvent en violation des droits moraux qu’accordent Regan aux animaux. Le confinement, la castration à froid et la mise à mort, pratiques répandues dans les grandes fermes d’élevage, se voient ainsi fortement critiquées par le philosophe.
Parce que l’exploitation animale viole continûment les droits des animaux, cette dernière est immorale et doit être fermement condamnée, selon le philosophe. Ainsi, nous ne pouvons espérer un monde plus juste tant que nous continuerons à utiliser les animaux comme ressources renouvelables à des fins humaines. L’industrie de la « viande heureuse », qui garantirait de belles conditions d’élevage pour les animaux, ne constitue donc pas une solution de rechange acceptable moralement aux yeux de Regan. À l’ère de la ferme-usine, c’est plutôt l’ensemble de nos interactions avec les animaux qui méritent d’être repensées afin d’établir des relations plus respectueuses.