« On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve », écrivait Héraclite au sujet du changement perpétuel du monde que le temps provoque, à la manière d’une force divine. Cela présuppose, bien sûr, que le temps est unidirectionnel puisqu’il achève des séries d’actions, de mouvements qui ne connaîtront jamais de retour en arrière. Que se passerait-il, cependant, si le temps passait à rebours ? Si, en plus de l’expérience de la baignade dans le « même » fleuve, on revivait la chute de la Yougoslavie, l’élection de Juan Perón en Argentine ou la sanglante révolution haïtienne ?
Cette curieuse chronologie « à l’envers » est ce qui fait avancer l’intrigue du roman L’apprentissage du silence, nouvellement paru dans les éditions Hashtag, œuvre de la jeune autrice montréalaise Miruna Tarcau. Dans le théâtre français classique, il était d’usage que l’action se déroule dans un cadre temporel précis, soit celui des vingt-quatre heures. Le célèbre homme de lettres du 17e siècle Boileau avait d’ailleurs écrit à ce sujet dans son Art Poétique : « Qu’en un lieu, en un jour, un seul fait accompli tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli. » Nous sommes bien loin d’une telle pensée puisque l’autrice rompt brillamment avec l’idée même d’une chronologie continue. Les protagonistes, David et Élisabeth, ne cessent de se redécouvrir au fil de périodes temporelles qui, elles, reculent dans la chronologie et ressemblent toujours un peu moins à notre 21e siècle.
Ce procédé, connu en littérature sous le nom d’« analepse », qualifie le retour en arrière d’une action précise, d’une période bien délimitée dans la chronologie du récit. C’est par ailleurs une idée que l’on retrouve aussi dans le domaine du cinéma, sous un nom plus célèbre cette fois-ci : le flash-back. Il se trouve ainsi que, parmi les éléments frappants auxquels fait face le.a lecteur.rice de L’apprentissage du silence, se démarquent la souplesse et l’aisance avec laquelle la jeune autrice est parvenue, de fil en aiguille, à tricoter une narration peu commune.
Une autre composante qui contribue à rendre ce roman si particulier est la plume toujours changeante de la voix narratrice, empreinte des accents et expressions locales qu’apporte chaque voyage. La citation suivante, tirée de leur escapade en Argentine et précédant leur déménagement en Yougoslavie, le montre bien : « À présent, rien ne lui semblait plus curieux que de se répéter qu’ils avaient vécu à Westmount, que jadis, elle passait ses journées à se gaver du fromage à la crème avec la petite Boudeuse, avec la grande Boudeuse et d’autres troias emputecidas qui n’avaient pas leur pareil pour faire mine d’être tristes quand on avait perdu un enfant. »
La narration revêt également, bien sûr, le manteau de son époque, puisque tel semble être le thème principal du roman. Les dernières phrases, tirées d’une correspondance épistolaire entre Élisabeth et David, en témoignent : « À défaut d’avoir le courage de te dire adieu, je prétendrai qu’il ne s’agit que d’un au revoir. Veux-tu donc que l’on se quitte sur une promesse ? Disons seulement que le premier d’entre nous qui reverra Lili s’engage à l’embrasser de la part de l’autre. »
Dans L’apprentissage du silence, les personnages se cherchent dans le passé, emmenant avec eux le lecteur dans leur périple au fil des époques, le tout rédigé avec l’ironie la plus légère et insouciante ainsi qu’un humour poignant. Une œuvre qui sied à tous ceux qui s’intéressent de près ou de loin aux rapports que l’on entretient avec notre Histoire.