Le 9 février dernier, l’auditorium de la Faculté de droit était occupé par une cinquantaine de personnes, réunies autour d’une discussion sur l’Afrique dans l’ère néolibérale. L’évènement marquait la fin du week-end de conférences afro-centrées, intitulé « Africa Speaks » [L’Afrique Parle, ndlr], entièrement organisé par la Société des étudiants africains de McGill, en plein Mois de l’histoire des Noir·e·s.
Caractérisé par l’économie de marché, la dérégulation, la privatisation et la compétition, le néolibéralisme est un produit de l’Occident, dont les conséquences de son introduction sur le continent africain ont souvent été critiquées. Dans un monde toujours plus mondialisé et compétitif, la question centrale de la discussion était de savoir si l’Afrique avait vraiment le choix ou non de suivre la route néolibérale, tracée par les pays du Nord.
La discussion était modérée par un élève de McGill, Abdel Dicko, étudiant en sciences politiques et en études africaines. Deux étudiants de troisième année figuraient également parmi les panélistes invités, Yves Abanda et Nicholas Toronga. Khalid Medani, directeur de l’Institut des études islamiques et Evan Kirigia, professeur d’anthropologie constituaient le reste du panel.
Les débuts du mouvement
La première partie de la discussion s’intéressait aux racines historiques du néolibéralisme, ainsi que les circonstances qui l’ont mené à s’implanter en Afrique. C’est la période post-Seconde Guerre mondiale qui semble avoir amorcé la naissance du néolibéralisme avec notamment les accords de Bretton-Woods, et la dérégulation du système financier international, ainsi que la création d’institutions telles que la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International (FMI).
C’est pendant les années 1960 que l’Afrique est exposé, pour l’une des premières fois, au néolibéralisme. Traversée par une vague d’indépendance et d’optimisme, de nombreux mouvements cherchent à renforcer la présence mondiale du continent. Les pays européens, expérimentant des taux de croissance élevés pendant les Trente Glorieuses, vont permettre aux États africains de financer leurs projets de développement grâce à de nombreux prêts.
Si les États africains s’industrialisent et connaissent une forte croissance dans les années 1960, ils s’engagent également dans un cycle d’endettement dont les retombées négatives perdurent jusqu’à aujourd’hui. En effet, dans les années 1980 et 1990, les économies africaines étaient largement déficitaires et c’est aussi durant cette période que les institutions financières du Fonds Monétaire International et de la Banque Mondiale se réaffirment dans l’économie mondiale. Elles semblent être l’unique solution au problème de la dette africaine en proposant aux États endettés de nouveaux prêts, qui serviront à rembourser les pays européens créanciers. Seulement, les prêts ne sont pas octroyés sans condition : les pays receveurs doivent se plier aux strictes règles des programmes d’ajustements structurels. Réduction drastique des dépenses publiques (en santé, éducation, et social), privatisation des entreprises, dévaluation des devises monétaires sont quelques exemples des mesures promues par ces programmes. En bref, c’est véritablement à cet instant que l’Afrique a pris la tournure du néolibéralisme.
Réactions face à l’Histoire
La discussion s’est alors tournée vers l’évaluation critique de cette rencontre. Ces mesures néolibérales ont-elles bénéficié à l’Afrique ? L’avis pessimiste était largement partagé par les quatre panélistes. Les programmes d’ajustements structurels, en négligeant les enjeux locaux et sociaux, ont dévasté les économies des pays receveurs et accéléré la paupérisation de la population. Finalement, peu de pays expérimenteraient une véritable augmentation de leurs richesses, et ces programmes deviendraient un fardeau de plus, qui multiplie la dette africaine par trois de 1980 à 1990.
Nicholas Toronga a soutenu que le néolibéralisme, dans cette perspective, était une « réinvention du colonialisme », en tant qu’il a réussi à reproduire un schéma d’extraction des ressources africaines vers les pays du Nord, en privilégiant l’export aux problèmes locaux. Le professeur Medani a souligné le décalage qui existait entre l’idéologie néolibérale et les valeurs promues dans la majorité des sociétés africaines. Le néolibéralisme est, selon lui, « inhumain », « amoral », relié à l’individualisme, l’égocentrisme tandis que la solidarité et le partage forment le socle de plusieurs cultures en Afrique. Les Africains du 21e siècle, tiraillés, essaient donc de réconcilier ces deux parties en permanence. Yves Abanda a insisté sur l’immoralité de la situation à laquelle les États africains faisaient face à la fin des années 1990 : contraints de prioriser le remboursement de leur dette plutôt que de répondre aux besoins de leur population.
Nicholas Toronga a soutenu que le néolibéralisme, dans cette perspective, était une « réinvention du colonialisme »,
Et maintenant ?
La discussion s’est ensuite orientée vers les différentes solutions du problème. Le Panafricanisme et le renforcement de la coopération africaine semblaient faire le consensus au sein des panélistes, mais il ne résoudra pas tout. Le secteur privé a également un rôle important à jouer selon les panélistes, qui pourrait concurrencer les qualités du gouvernement en matière de moteur de croissance. L’entrepreneuriat social doit continuer d’être promu, affirment-ils, et les économies africaines pourraient véritablement bénéficier d’un partenariat entre le privé et le public. Toutefois, espérer que le capitalisme et le néolibéralisme règlent les problèmes qu’ils ont eux-mêmes causés peut sembler vain.
l’Afrique est plus qu’une opportunité de commerce
Le continent africain a selon les panélistes les moyens de réécrire les règles du jeu, à commencer par la réappropriation des produits de son économie. En effet, la croissance actuelle observée en Afrique est davantage causée par des investissements étrangers que par des décisions africaines. Or, « l’Afrique est plus qu’une opportunité de commerce », a affirmé Evan Kiringia. Le continent se trouve à un point critique de son histoire où la radicalité doit être considérée : l’Afrique doit selon lui parvenir à internaliser sa croissance pour en bénéficier entièrement. « Il est temps de réinventer quelque chose de nouveau », a dit Yvan Abenda. L’élaboration d’un système d’échange davantage en phase avec la culture, les valeurs, et les traditions de la société africaine, dans toute sa diversité, peut sembler aussi bien utopique que réaliste. Mais les participants de la conférence affirment que son existence dépend de multiples variables qui se doivent d’être alignées. Le dialogue, le renforcement des institutions, la poursuite de la démocratisation, et la diversification des productions seraient nécessaires à l’écriture d’un futur économique prospère pour l’Afrique.