Les trois jours que je viens de passer à Ottawa pour la conférence PowerShift ont été un véritable ascenseur émotionnel et intellectuel. Au rythme soutenu des panels et ateliers, où les idées fusaient et les débats étaient animés, se succédaient des moments de flottement durant lesquels j’essayais, tant bien que mal, d’intégrer et de faire sens de toutes les nouvelles choses que je venais d’apprendre. Mon état d’esprit se calquait sur la multiplicité des discours entendus, et comme eux, oscillait en permanence entre un optimisme combatif et une lassitude résignée.
L’événement, organisé entièrement par des jeunes, était construit autour du thème de la justice climatique. Comme le requiert un tel sujet, il relevait d’ailleurs autant d’un rassemblement activiste que d’une conférence classique. Le constat que nous nous précipitons collectivement vers un effondrement climatique provoqué quasi-unilatéralement par le système capitaliste –lui-même régi par des idéologies coloniales et néolibérales – constituait le principe sous-jacent de toutes les discussions. Ce constat étant partagé par tou.te.s, l’ordre du jour n’était donc pas de se pencher sur les tenants scientifiques du dérèglement climatique, mais adressait davantage la question de comment s’organiser pour répondre à ce changement radical de nos écosystèmes, aussi bien à l’échelle locale que nationale et internationale.
Un programme intersectionnel
La programmation du week-end était extrêmement dense. Les journées commençaient à 9h et se terminaient rarement avant minuit. À chaque session, il fallait choisir parmi onze ateliers, keynotes ou activités interactives touchant à des thématiques variées, mais souvent complémentaires. PowerShift ayant eu lieu sur les terres non-cédées de la nation algonquine Anishinabeg et la question des droits des populations autochtones étant inséparable de celle de justice climatique au Canada, l’un des six thèmes qui structuraient la conférence était celui de « perspectives autochtones ». Les cinq autres étaient : « L’art du récit, numérique et médias », « Organisation et mobilisation », « Bâtir des mouvements intersectionnels », « Actions directes non violentes » et « Art et résistance ». Ainsi, en une seule journée j’ai pu entendre le point de vue de Manon Massé sur le rapport qu’entretient la jeunesse avec la politique, travailler en petit groupe pour devenir des allié·e·s respectueux·ses et efficaces dans la lutte des populations autochtones pour leurs droits et passer en revue les différentes actions de désobéissance civile en Europe de l’Ouest. Couvrir des problématiques propres au Canada ainsi que des enjeux plus globaux m’a permis de prendre conscience des liens étroits qui unissent tous les différents combats pour la justice climatique.
Mais malgré la place centrale de l’intersectionnalité au sein du mouvement et de la conférence, je n’ai pu m’empêcher de sentir dans certaines circonstances que l’envergure de la tâche nécessitait une focalisation sur une bataille spécifique. Ainsi, au même titre qu’il fallait choisir entre deux panels se déroulant simultanément, un engagement implique-t-il de choisir une cause aux dépens d’une autre ?
Ces doutes et questions se dissipaient dès lors que l’on passait de questionnements théoriques à des actions concrètes. Parmi ces dernières, la fabrication de marionnettes et de bannières pour la manifestation dans Ottawa ou le slam de poésie organisé par la poète, professeure et activiste El Jones donnaient lieu à des sentiments de solidarité intense. Peu importe que nous entonnions des chants contre la fracturation hydraulique, imprimions des affichesanticapitalistes ou dansions au rythme de la musique du groupe Silla + Rise, nous étions dans ces momentslà tou·te·s rassemblé·e·s derrière une cause unique, qui semblait soudainement atteignable.
Optimiste et réaliste ?
Cette solidarité s’est particulièrement fait ressentir lorsque que nous avons pris d’assaut, dimanche après-midi, la patinoire du canal Rideau pour interagir avec la foule qui s’y baladait et leur proposer de se mobiliser pour la création d’un Green New Deal canadien. Le Green New Deal est une stratégie élaborée par des politicien·ne·s, journalistes et intellectuel·le·s américain·e·s qui vise à une transition radicale et complète vers les énergies vertes. Celle-ci s’effectuerait de pair avec la transformation et la création de suffisamment d’emplois pour que transition écologique et stabilité économique pour les personnes en situation de précarité puissent se réaliser de concert. Un Green New Deal canadien se traduirait par une emphase particulière sur les droits des travailleur·euse·s autochtones et immigré·e·s, qui comptent actuellement parmi les personnes les plus touchées par le dérèglement climatique et les plus exploitées par le système capitaliste en place.
Discuter de questions environnementales avec des personnes inconnues, de tout âge, dans l’un des lieux les plus touristiques de la capitale canadienne a eu l’effet d’un réveil brutal. En effet, nous venions de passer trois jours à discuter entre nous d’une catastrophe imminente et globale pour laquelle il semble évident que la seule réponse possible soit une mobilisation d’envergure planétaire. Et bien que nous nous informions et débattions des manières de procéder, nous étions tou·te·s d’accord sur le fait qu’il est impératif d’agir. Que ce soit à PowerShift ou dans les cercles que je fréquente à Montréal, la discussion autour de l’effondrement écologique est omniprésente. Ainsi, à cause d’un biais cognitif trop facile à avoir, j’ai cru que mon vécu et mes préoccupations s’appliquaient à l’ensemble de la population. Or la réalité est toute autre. Ce que j’ai découvert en parcourant le canal Rideau, tentant, souvent sans succès, d’interpeler des patineur·euse·s, est que la vaste majorité des Canadien·ne·s ne sont pas ou peu informé·e·s sur le sujet, ou pire, y sont complètement indifférent·e·s.
Cette tentative de mobilisation était la dernière activité que j’ai faite dans le cadre de PowerShift et encapsulait parfaitement le sentiment qui ne m’a pas quitté tout au long du week-end. Une profonde angoisse se mêlait à la fierté de prendre part à une telle mobilisation ; où une impression d’illégitimité est couplée avec la certitude d’avoir le soutien et les informations nécessaires pour agir.
De retour à Montréal, c’est la fatigue qui domine désormais. Mais aussi l’intime conviction que je préfère savoir, et donc accepter le poids et la responsabilité de cette connaissance, plutôt que de m’enfouir la tête dans le sable et d’attendre que ça passe. Car ça ne passera pas.