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Les hurlements des « voyous »

Infinie source d’inspiration dans le rap, la santé mentale demeure pourtant taboue dans cette industrie.

Iyad Kaghad | Le Délit

Mise en garde : ce texte traite de troubles de la santé mentale, de violence raciste et de suicide.

« Le rap est un genre de musique violent ». Commencer un article qui traite de rap en déconstruisant cette idée est devenu, dans le milieu du journalisme, un lieu commun. Les expert·e·s et amateur·rice·s du genre s’efforcent à expliquer à ceux et celles qui n’en écoutent pas qu’il ne s’agit pas d’une musique particulièrement plus violente qu’une autre. Iels répètent que les productions de rap sont multiples, diverses, que c’est un genre qui, comme tous les autres, a droit à une analyse complexe. De plus, on s’entête à prouver, au fil des paragraphes, que quand cette violence existe, elle s’inscrit souvent dans des procédés artistiques de dénonciation d’une société, elle-même violente. Toute cette énergie est dépensée pour des personnes qui, souvent, se fossilisent dans leur mépris et refusent d’accepter l’idée qu’il existe un genre musical s’étant construit en marge des canons légitimes de la création culturelle et rencontrant un franc succès. 

Aussi, les réponses à la stigmatisation de la violence dans le rap, de la part de ceux et celles qui en sont les protagonistes, sont souvent dans l’autodérision. On observe parfois une surenchère de réactions, de commentaires et d’enthousiasme dans la mise en scène extravagante et caricaturale du rap-jeu, en témoigne la fameuse rixe à l’aéroport français d’Orly qui opposait, l’été dernier Booba et Kaaris. Quelques mois plus tôt, le journaliste Shkyd publiait un article sans précédent pour le magazine Yard, primé depuis par le Reeperbahn Festival comme meilleur travail francophone de journalisme musical, qui  dénonce la légèreté du traitement de ce type d’affrontement par les médias et le public. À trop parler de rap comme d’un environnement musical brutal, on en oublierait presque de prendre au sérieux les réelles confrontations tempétueuses, les comportements autodestructeurs et les évocations suicidaires de ses artistes, qui découlent souvent d’une pression d’un milieu psychiquement éreintant.  Les allusions à cette pression sont omniprésentes dans les albums de rap, bien que, comme le précisait Shkyd, elles sont beaucoup moins souvent le sujet des bangerz, ces morceaux à la rythmique soutenue qui tournent en boucle à la radio ou dans les playlists Spotify de rap francophone. Un·e artiste qui parle de sa santé mentale, ça ne permet pas de « faire du stream ».

Amnésie collective

Ainsi, lorsqu’un·e rappeur·se évoque en entrevue ou dans un morceau les difficultés qu’iels rencontrent d’un point de vue psychique ou psychologique (récemment, Isha dans son titre « Au Grand Jamais  » ou Georgio dans son morceau explicitement intitulé « Dépression »), on est surpris et on considère cela comme un renouveau dans le genre, comme si cette sensibilité s’autorisait uniquement depuis quelques années. Or, dans son article « La santé mentale : la fin du silence dans le rap français », Guillaume Echelard rappelait l’existence d’un héritage assez important du traitement de cette question dans les musiques de rap. Et à bien chercher, il est si simple de se souvenir d’anciens morceaux, qui ont plus de dix ans désormais, évoquant  sans détour la lutte de certain·e·s auteur·ice·s face à leurs difficultés : « Puisqu’il faut vivre » de Soprano, « Où les anges brûlent » de Lino ou même « Si c’était le dernier », morceau d’adieu de la rappeuse Diam’s qui expliquent les raisons pour lesquelles elle préfère s’éloigner de l’industrie de la musique. 

Alors pourquoi cette amnésie collective ? Pourquoi ce qui nous vient en tête le plus souvent quand on pense à ce genre musical est l’idée d’un environnement ultra viriliste où il n’y a aucune place pour la fragilité émotionnelle et mentale ? Cet oubli semble pour le moins paradoxal concernant un genre dont beaucoup des auteur·ice·s sont des personnes ayant été confrontées à des situations de précarité sociale et de discrimination raciale, et qui en font toujours part au rythme de leurs strophes. Malheureusement, les discours généraux et mal informés sur les difficultés de santé mentale se défont souvent de ces notions sociologiques pour expliquer l’origine d’un mal-être. Henri Dorvil, enseignant à l’École de travail social de l’Université du Québec à Montréal, écrit dans son article « La maladie mentale comme problème social » : « Aujourd’hui comme hier, il y a disparité de classes sociales dans la répartition des troubles mentaux. De par ses conditions de vie, la classe défavorisée est démunie de moyens préventifs, surtout en période de crise. S’agit-il de « maladie » mentale déclarée, cette classe pauvre s’en sort plus difficilement, ne disposant pas de réserve de biens matériels et ne participant ni à la définition des normes sociétales ni au contrôle social. De plus, contrairement à la classe aisée, elle ne jouit pas de l’estime de soi à même de renforcer l’immunité contre les troubles mentaux. » 

Si le rap est désormais un espace d’expression investi aussi par des personnes privilégiées, il n’en demeure pas moins ancré dans une histoire de lutte contre les oppressions systémiques que sont la pauvreté et le racisme et toutes les discriminations qui s’entrecoupent de par les dynamiques de pouvoir à l’ œuvre dans les sociétés occidentales. Par conséquent, il est évident que les artistes qui font sa richesse ont traversé et connaissent encore des expériences de fragilités psychiques qui enclenchent la dénonciation de ces situations d’oppression. Cependant, même si ces expériences sont décrites en musique et dans les textes de ces mêmes artistes, le manque de considération que l’on accorde à l’exposition fréquente des personnes racisées et pauvres aux maladies mentales et, surtout, le manque d’accompagnement de celles-ci, entraînent une invisibilisation criante des créations artistiques qui en font part. Une invisibilisation ou tout simplement une insensibilité, un manque d’empathie de la part du public, des médias ou des acteurs économiques de l’industrie musicale. C’est ce que rappelait Schkyd dans son article, relatant l’agression par le rappeur Rohff d’un jeune homme employé dans un magasin appartenant à son rival Booba, en 2014 : « Autour de moi, il y avait majoritairement des personnes travaillant dans la musique :  des directeurs artistiques, des managers, des éditeurs, etc. Certaines d’entre elles avaient eu l’occasion de rencontrer, voire de travailler avec Rohff. Mais malgré ce contact avec la réalité, la réaction générale face à la situation était le rire. » D’après lui, à aucun moment, n’a été évoquée, par ces mêmes professionnels, la fragilité psychique dans laquelle se trouvait le rappeur, responsable du drame ainsi que les conséquences mentales que subirait, le jeune homme agressé, plongé dans le coma. 

Les garçons Noirs

Ces situations de violences extrêmes ne sont évoquées que s’il s’agit de dénoncer de manière grossière la « contre-culture agressive » que serait le rap. Sinon, elles interviennent comme dans un cirque à ciel ouvert qui divertit un public à l’affût du moindre dérapage. Dans aucun cas, il n’est question de se soucier sincèrement de l’origine de ce type d’évènements et des conséquences mentales et physiques qu’ils peuvent avoir sur les personnes qui s’y trouvent impliquées. Quid d’un accompagnement spécialisé que proposerait les labels et les studios comme il existe dans d’autres milieux professionnels (à l’université ou dans certaines entreprises) ? Par ailleurs, si, parfois, elles intéressent, ces souffrances deviennent une esthétique romantique qui permet de faire du profit. C’est un phénomène qui s’observe beaucoup plus dans le rap américain notamment au travers de la figure de XXXtentacion dont les titres « Sad » ou « Suicide Pit » se sont retrouvés au sommet des charts après le décès de celui-ci en 2018. 

Dans un milieu qui, contrairement aux autres, dans les pays occidentaux, se voit beaucoup représenté par des hommes racisés et plus particulièrement noirs, il est intéressant de voir que les discours qui y sont associés font écho aux propos portés par Léonora Miano, autrice de Marianne et le Garçon Noir, paru en 2017. Elle dit, lors d’une entrevue accordée au journal français  Libération : « La figure de l’homme noir est construite comme effrayante (…). Le corps masculin noir n’est apprivoisé que s’il est divertissant, drôle ou sur un terrain de sport. C’est seulement là que l’on considère sa potentielle violence neutralisée. Hors de ces places qui lui sont réservées, il faut le soumettre. »

Placées dans ce paradigme, il semble impossible pour des personnes racisées, même quand elles usent de poésie, d’être reconnues autrement qu’en tant que figures violentes, insensibles, criminalisées. Elles ne sont que très peu perçues comme des individualités en souffrance d’un point de vue mental, même lorsqu’elles tirent la sonnette d’alarme dans leurs textes. Les dérapages, les violences dirigées vers les autres ou même vers soi sont toujours tournées en dérision ou utilisées comme appui de stéréotypes déjà bien ancrés dans les sociétés occidentales à l’égard de la culture dite « urbaine ».  Aussi, si l’écriture et la production musicale peuvent se révéler être des espaces thérapeutiques ou du moins des exutoires à la violence réelle qui caractérise l’environnement social des rappeur·euse·s et de leurs auditeur·ice·s, c’est également une pratique qui enferme parfois ses artistes dans une toxicité peu dénoncée. Le rappeur Isha écrit alors, « j’entends les hurlements des voyous, j’entends les cris des skaters. J’ai l’air heureux quand je monte sur scène, c’est grâce aux antidépresseurs. » Alors que le rap ne cesse de prendre de la place dans le paysage de la culture populaire occidentale, il est urgent de s’écarter de préconceptions classistes et racistes vis-à-vis des artistes qui construisent ce mouvement, afin de les préserver des engrenages tragiques que peut engendrer une société où la douleur mentale devient spectacle, où la souffrance psychique n’a de valeur que si elle est à l’origine d’un succès. 


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