Ceux qui vivent dans le vice peuvent-ils quand même avoir un amour-propre ? Peut-on désirer et même commettre le mal sans aucun regret ? Aristote nous propose deux réponses différentes : tantôt, il croit aux monstres sans regrets, tantôt, il leur attribue des regrets inévitables. Serait-il possible de réconcilier ces deux parties contradictoires de la théorie d’Aristote sur le vice pour arriver à une vision encore plus réaliste du caractère de la personne vicieuse ? C’est cette nouvelle vision que je souhaite offrir au lecteur au bout de cet article. Richard III, le célèbre personnage éponyme de la pièce de Shakespeare, me semble idéal pour illustrer dans quelle mesure les deux conceptions du vice d’Aristote peuvent coexister en une personne vicieuse. Y a‑t-il un point dans une vie où on peut avoir fait tellement de mal que faire le bien ou même penser le bien ne nous est plus possible ? Les monologues de Richard III nous offrent des réponses fascinantes à cette question, des réponses qui résonnent avec ce qu’Aristote dit sur le vice.
D’abord, que faut-il réconcilier ? Ce qu’il faut réconcilier, ce sont les deux portraits qu’Aristote dresse de la personne vicieuse dans son Éthique à Nicomaque, dans les livres VII et IX. Le vice qu’il décrit dans le livre VII est celui de l’intempérance, tandis que le livre IX se penche sur le vice en général. L’intempérance est le vice qui concerne le plaisir et la peine associés aux sens du toucher et du goût. Dans le livre VII, Aristote nous dit que ce qui définit la personne intempérante est son désir rationnel pour les plaisirs sensuels excessifs. Cette définition peut vous sembler trop sévère ; passer au travers de la boîte de biscuits au complet fait-il vraiment de nous des gens vicieux ? Rassurez-vous, ce n’est pas ce qu’Aristote affirme ici. En fait, Aristote fait une distinction importante entre 1) la personne intempérante, qui désire rationnellement les plaisirs excessifs, et 2) la personne incontinente, qui ne désire pas rationnellement les plaisirs excessifs, mais qui les poursuit quand même parce que son appétit n’est pas sous le contrôle de sa raison. Ce qui différencie le plus nettement ces deux tempéraments est qu’après avoir conquis la boîte de biscuits, la personne incontinente éprouvera des regrets, car elle ne voulait pas succomber aux délicieuses pépites de chocolat qui garnissent les biscuits. La personne intempérante (vicieuse), elle, n’éprouvera pas de regrets, ayant fait exactement ce qu’elle projetait de faire.
Pour résumer : la personne vicieuse, telle que présentée dans le livre VII (selon le vice de l’intempérance), désire le mal et accomplit le mal sans remords. Je vous entends déjà clamer : la personne vicieuse du livre VII est comme le Richard III de Shakespeare, exactement comme Richard III, parle-nous de lui ! À cela je réponds : patience (c’est une autre vertu, après tout). Ce qui est effrayant avec le vice dans le livre VII, c’est qu’il est tout à fait compatible avec l’amour-propre : une personne vicieuse qui désire rationnellement le mal et qui l’obtient n’a en effet aucune raison majeure de ne pas s’aimer elle-même, car ses facultés décisionnelles sont en harmonie parfaite. Aristote résume ceci laconiquement : « L’intempérant, comme nous l’avons dit, n’éprouve aucun repentir, car il demeure attaché à son intention. »
Contrairement à la personne vicieuse du livre VII qui voulait le mal et faisait le mal en toute quiétude, la personne vicieuse dont Aristote fait le portrait dans le livre IX de son Éthique ressemble beaucoup plus à l’incontinente, déchirée entre la volonté de son appétit et celle de sa raison. Dans le livre IX, Aristote nous dit : « [Les mauvaises gens] sont en désaccord avec eux-mêmes ; ils convoitent une chose et en souhaitent une autre ; c’est la définition même des incontinents. » Ainsi, alors que le livre VII distinguait conceptuellement la personne incontinente et la vicieuse, le livre IX déstabilise cette distinction. De plus, loin de continuer l’image paisible de la personne vicieuse à l’âme harmonieuse qui ressortait du livre VII, Aristote nous décrit son âme comme un champ de bataille dans le livre IX : « C’est, en effet, la guerre civile dans leur âme : s’ils s’abstiennent de quelque mal, une partie de leur âme, celle qui est méchante, s’en afflige, l’autre a du plaisir ; une partie les tire en un sens, l’autre en un autre, comme pour les écarteler ». Je ne sais pas comment vous décrirez ces passages, mais pour ma part, le mot « quiétude » ne me vient pas à l’esprit ! Cette différence cruciale dans les désirs rationnels des personnes vicieuses des livres VII et IX a pour conséquence supplémentaire une autre différence : celle de leur relation au regret. Aristote avait été clair dans le livre VII : la personne intempérante (et donc, vicieuse) n’éprouve pas de regrets. Dans le livre IX, suivant une différente conception du caractère de la personne vicieuse, Aristote la décrit tout autrement : « Mais, dira-t-on, il est impossible d’éprouver en même temps peine et plaisir. Bien sûr, mais au moins à un instant de distance, [les gens vicieux] ont de la peine d’avoir eu du plaisir et ils souhaiteraient n’avoir pas éprouvé les plaisirs qu’ils goûtaient il y a un instant. Le repentir, les mauvaises gens, en effet, en sont soûls. »Ils ont de la peine d’avoir eu du plaisir ! Comme nous sommes loin, ici, de l’état d’esprit serein de la personne vicieuse du livre VII ! Et les différences ne s’arrêtent pas là : comme je l’avais indiqué plus haut, Aristote croit qu’il est hors de question que la personne vicieuse puisse éprouver de l’amitié envers elle-même. Non seulement elle regrette d’avoir le caractère qu’elle a maintenant, mais elle regrette ses actions elles-mêmes et ne peut se les pardonner : comment être ami avec soi-même dans de telles conditions ? Aristote écrit : « Les coquins [un autre mot pour dire « mauvaises gens » ou « personnes vicieuses »] recherchent aussi des compagnons avec qui passer leurs journées, mais se fuient eux-mêmes. C’est que, livrés à eux-mêmes, ils sont assaillis des souvenirs d’une multitude de mauvaises actions et ils pensent qu’à l’avenir ils en commettront d’autres semblables, tandis que, dans la compagnie d’autrui, ils trouvent l’oubli ».
Pour résumer : alors que la personne vicieuse du livre VII est sans regrets, possède une psyché harmonieuse et peut cultiver un amour-propre, celle du livre IX est tourmentée par de profonds regrets, ressent chaque prise de décision comme une guerre civile dans sa tête et ne déteste personne plus qu’elle-même… Comme Richard III, me direz-vous ? Patience ! Avant d’amener Shakespeare dans cette exploration du vice, il me faut expliquer pourquoi il est impératif d’en faire appel.
Comment réconcilier les deux différents points de vue d’Aristote ?
Suite aux portraits si différents du vice que sont ceux des livres VII et IX de l’Éthique à Nicomaque, plusieurs penseurs se sont penchés sur la question : au fond, la personne vicieuse en a‑t-elle, des regrets ? Dans son essai Le Compte Rendu d’Aristote sur le Vicieux : Une Incohérence Pardonnable, David Roochnik, un philosophe américain se spécialisant en philosophie antique, argumente en faveur des réponses contradictoires des deux portraits du vice d’Aristote à cette question. Plutôt que de tenter de réconcilier ces deux portraits pour répondre une fois pour toutes à la question, Roochnik nous dit que nous devrions pardonner à Aristote cette inconstance conceptuelle et même la valoriser, parce qu’elle sert le but d’Aristote : articuler notre expérience des gens vicieux. De façon très originale, Roochnik se sert d’Homère pour illustrer son idée : dans l’Odyssée, Homère décrit les habitants de l’Hadès comme étant des êtres immatériels, mais les fait tout de même interagir avec des objets matériels. Pour Roochnik, cette erreur conceptuelle de la part d’Homère n’en est pas vraiment une, car elle sert à faire le portrait fidèle de notre propre idée confuse de la mort. De la même façon, croit Roochnik, les portraits contradictoires qu’Aristote dresse du vice sont tout aussi valables que celui qu’Homère dresse de la mort, parce qu’ils révèlent la difficulté intrinsèque que nous éprouvons en pensant au vice. Plus précisément, selon Roochnik, les deux portraits révèlent notre incapacité à accepter la possibilité de l’existence d’une personne vicieuse comme celle du livre VII. Nous ne voulons pas accepter la possibilité d’une nature humaine totalement maléfique, même si nous pensons parfois en voir des exemples. Ainsi, Roochnik nous dit : « [La personne vicieuse] a tout de même des yeux, et même s’ils sont vides nous les voyons quand même comme les fenêtres d’une âme ».
J’arrive bientôt à Shakespeare ! Comme j’admire la façon dont Roochnik utilise Homère pour se porter à la défense d’Aristote, je vais faire de même en utilisant Shakespeare ! Toutefois, j’avance contre Roochnik l’idée que la conception aristotélicienne du vice n’est pas incohérente, comme peut nous le montrer l’expérience humaine de la chose, et les portraits des livres VII et IX sont réconciliables. Comment le sont-ils, alors ? Pour les réconcilier, je crois qu’il faut les voir comme les portraits d’une même personne vicieuse à différents temps de sa vie : concrètement, il apparaît que les gens vicieux peuvent être des monstres sans regrets lorsqu’ils planifient une action vicieuse et lorsqu’ils l’exécutent (comme dans le livre VII), tout en étant frappés de regrets lorsque vient le temps de réfléchir à leurs actions passées (comme dans le livre IX). Les temps de verbe utilisés par Aristote semblent supporter une telle hypothèse. Lorsqu’il décrit l’état d’esprit de la personne intempérante du livre VII, il utilise le présent : « Celui qui poursuit, parmi les choses plaisantes, celles qui sont excessives, ou qui recherche avec excès et intentionnellement les choses nécessaires […] celui-là est intempérant .» Même chose lorsqu’il décrit son manque de regrets dans le livre VII : « L’intempérant, comme nous l’avons dit, n’éprouve aucun repentir, car il demeure attaché à son intention. » Lorsqu’il décrit l’état d’esprit torturé de la personne vicieuse du livre IX, par contre, le langage d’Aristote est orienté vers le passé : « Bien sûr, mais au moins à un instant de distance, ils ont de la peine d’avoir eu du plaisir et ils souhaiteraient n’avoir pas éprouvé les plaisirs qu’ils goûtaient il y a un instant. » Ainsi, je crois que l’on peut réconcilier les portraits qu’Aristote dresse du vice si on les inscrit dans une séquence chronologique : la personne vicieuse agit et planifie comme celle du livre VII, mais réfléchit à son passé comme celle du livre IX. Concrètement, donc, il est possible que la personne vicieuse n’ait pas de regrets en faisant des actions vicieuses. Il se peut aussi qu’elle ait un amour-propre en les faisant. Toutefois, c’est en réfléchissant à ses actions passées que le maintien d’un amour-propre et l’absence de regrets deviennent impossibles à perpétuer. C’est ici que Shakespeare entre en scène afin de nous donner une approche plus pratique de la chose. Il apparaît enfin que le personnage de Richard III illustre cette même dualité dans les types de vice, étant tantôt un monstre sans remords, tantôt repentant, mais toujours vicieux. Il s’aime lors de certaines scènes et se déteste lors d’autres.
Richard est le personnage le plus vicieux et le plus maléfique du théâtre shakespearien. Pour devenir roi d’Angleterre, il paie des voyous pour tuer son propre frère, sachant que cela causera aussi la mort de son autre frère, le roi, dont la santé est fragile. Une fois devenu roi par suppléance, Richard charge un autre voyou d’assassiner les enfants de son frère, héritiers légitimes du trône. Après avoir ordonné le meurtre de ses jeunes neveux, voici ce que Richard se dit à lui-même : « Mais je suis si avant dans le sang que le crime entraîne le crime : la pitié pleurnicheuse n’entre pas dans ces yeux. » Ainsi, Richard se qualifie en tant que personne vicieuse du livre VII : il désire pleinement le mal et n’a aucune conscience, aucun regret après avoir ordonné ces infanticides. Pendant cette scène, on peut facilement l’imaginer avoir un amour-propre très développé. Lisez toutefois ce qu’il dit vers la fin de la pièce, le soir avant sa mort, et vous verrez que son rapport au vice n’est pas aussi simple : « Ô lâche conscience, comme tu me tourmentes ! […] C’est maintenant le moment funèbre de la nuit : des gouttes de sueur froide se figent sur ma chair tremblante. Comment ! Est-ce que j’ai peur de moi-même ? Il n’y a que moi ici ! Richard aime Richard, et je suis bien moi. Est-ce qu’il y a un assassin ici ? Non… Si, moi ! Alors, fuyons… Quoi ! Me fuir moi-même?… Bonne raison ! Pourquoi ? De peur que je ne me châtie moi-même… Qui ? Moi-même ! Bah ! Je m’aime, moi!… Pourquoi ? Pour un peu de bien que je me suis fait à moi-même ? Oh non ! Hélas ! je m’exécrerais bien plutôt moi-même pour les exécrables actions commises par moi-même. […] Ah ! Je désespérerai. Pas une créature ne m’aime ! Et, si je meurs, pas une âme n’aura pitié de moi!… Et pourquoi en aurait-on, puisque moi-même je ne trouve pas en moi-même de pitié pour moi-même ? » On voit très bien ici que Richard, en réfléchissant à ses actions du passé, en est venu à se détester. Dans son monologue, n’entend-on pas la personne vicieuse du livre IX d’Aristote, celle qui veut se fuir elle-même ?
Par ses deux attitudes opposées, l’une dirigée vers le présent et l’autre, vers le passé, Richard III forme une belle illustration de cette possibilité que j’ai tenté ici d’établir, cette possibilité de réconcilier les deux portraits différents qu’Aristote dresse du vice dans l’Éthique à Nicomaque. L’existence convaincante d’un personnage comme Richard montre que la personne vicieuse peut bien être sans remords à certains moments, mais Richard nous confirme ultimement l’espoir que Roochnik a formulé : la nature humaine se trouve une conscience qui ne sera jamais totalement éradiquée, peu importe le nombre de crimes que la personne vicieuse commettra. Ainsi, selon la vision que j’ai tracée de la théorie d’Aristote, les pulsions maléfiques de la personne vicieuse se retourneront ultimement contre elle sous forme de regrets : c’est précisément cette haine de soi-même qui confirme paradoxalement l’existence d’une sorte de lueur morale éternelle chez la personne vicieuse, pour qui le fait de se détester elle-même confirme qu’elle a bel et bien un mépris du mal, une tendance (si infime soit-elle) vers le désir d’être une bonne personne.
L’auteur tient à remercier Professeure Gaëlle Fiasse pour son aide inestimable à l’élaboration de cet article.
« La plus grande partie de la vie passe à mal faire, une grande partie à ne rien faire, toute la vie à ne pas penser à ce que l’on fait. Sénèque »