Aller au contenu

Danser sa liberté

Le Délit a rencontré le réalisateur du film Au temps où les Arabes dansaient, Jawad Rhalib.

Capture du Film

Le Festival International du Film sur l’Art (FIFA) a débuté sa 37ème édition avec un bel hommage à la liberté d’expression. Au temps où les Arabes dansaient est un film de Jawad Rhalib qui dénonce un monde moderne parfois perçu comme étant de plus en plus ouvert et sans censure, mais dans lequel des artistes sont pourtant forcé·e·s au silence par la crainte de représailles.

Le Délit (LD) : Avant de devenir cinéaste, est-ce que vous avez eu d’autres envies artistiques ?

Jawad Rhalib (JR) : Non, [j’étais] très mauvais danseur et très mauvais chanteur. Mais depuis que je suis tout petit, je suis révolté parce que j’ai vécu l’enfer, donc il fallait que je m’exprime. Je me faisais taper facilement, donc j’étais faible et il fallait que je trouve une arme pour pouvoir répondre, mais pas qu’à une seule personne […] et le cinéma c’est formidable pour ça. J’aurais bien aimé jouer de la musique ou danser, je trouve ça merveilleux et magnifique, mais je n’y arrive pas donc autant laisser ça aux autres et faire ce que je sais faire. 

LD : Quand vous dites que vous avez vécu l’enfer, à quoi était-ce dû ?

JR : C’était parce que ma mère était une femme très libre, libérée, qui s’en foutait royalement de tout le monde, qui s’habillait comme elle voulait et qui dansait, sauf qu’elle ne savait pas que moi, dans le quartier et à l’école, les gosses m’insultaient à travers elle. On me traitait de « fils de prostituée » ou de fils de femme légère. J’étais dans des bagarres et c’était humiliant, en fait. Quand j’étais petit, les mères dans l’immeuble où on habitait portaient le foulard, et elles sortaient avec. Moi, je rêvais juste que ma mère le mette aussi ainsi qu’une djellaba pour être comme les autres, pour que je ressemble aux autres enfants et que je sois fier. 

LD : Est-ce que tes parents ont vu le film ?

JR : Mon père est décédé il y a un an et deux mois, donc il ne l’a pas vu complètement, et ma mère l’a vu, bien sûr. C’est une femme qui adore l’image et qui adore se voir à l’écran. Elle a beaucoup aimé et elle est très contente que l’œuvre voyage et touche les gens. 

LD : Quand est-ce que vous avez commencé ce projet ?

JR : C’est un travail de plusieurs années. Comme c’est sur l’art et sur plusieurs artistes, il fallait soigner l’image, la musique et tout le reste. Aussi, c’était important pour moi qu’il soit vu dans une salle de cinéma. Au total, c’est cinq ans de travail, entre la préparation, la recherche de financement, la recherche des artistes, le contact avec les artistes. [La discussion avec eux] a pris deux ans d’échange. Par exemple, pour pouvoir suivre l’histoire de Karina Mansur, la professeure de danse en Égypte, cela a pris deux ans d’échange avec elle par Skype et par courriel. Cela est normal, parce que les artistes ont eu peur que ce soit un film polémique, donc il y avait une confiance à installer. 

LD : Comment avez-vous  trouvé les artistes pour votre film ?

JR : Je ne connaissais aucun artiste. Il a donc fallu faire des recherches afin de trouver des artistes engagés et en processus de création. De plus, il fallait qu’on ait quelque chose à raconter visuellement pour éviter justement trop d’interviews face caméra. On ne pouvait pas prendre un écrivain, par exemple, parce qu’on fait de l’image. Dans le film, il y a seulement deux interviews face caméra, mais dans tout le reste du film, on les suit dans leur vie de tous les jours.

LD : Comment avez-vous fait pour filmer tout en gardant l’authenticité et la spontanéité de ces artistes ?

JR : En fait c’est une recette personnelle, on fait en sorte d’être là et de se faire oublier le plus possible. Tout est une question de temps, de ne pas filmer rapidement et de choisir le moment où on change d’angle ou d’axe. Chaque cinéaste a ses méthodes, et pour le moment je ne partage pas trop la mienne. Il n’y a aucune intervention [de ma part] dans ce qui est dit, donc ils [les acteurs] sont libres. Ça ne se fait pas en une journée, mais en plusieurs jours.

LD : Est-ce que vous avez déjà eu des retours de la part de personnes qui ont vu le film ?

JR : Oui, c’est l’avantage de projeter le film dans une salle, en festival ou en avant-première. Comme hier à Québec, c’était super intéressant et émouvant, le public s’est levé et il y a eu un vrai échange. Il y avait le représentant de la communauté musulmane à Québec qui était là, qui lui a été un petit peu nuancé. [Il a dit] qu’il avait vécu le chaud et le froid pendant tout le film parce qu’il était un peu saisi par ce qu’il a vu. En général il y a des bêtises qui se disent dans la salle, mais heureusement la majorité des spectateurs ont réagi très bien. Quand la majorité du public est d’origine arabo-musulmane et qu’il n’y a aucune critique à ce niveau-là, cela signifie qu’on a fait notre travail comme il faut. 

LD : Quel a été pour vous un des moments les plus forts du tournage ?

JR : Celui avec les jeunes, au Maroc, qui sont confrontés au fondamentalisme tous les jours. Là où ils grandissent, c’est un quartier au Maroc […] où il y a un seul centre culturel au milieu de 17 associations islamistes. Ce sont des jeunes qui ont des envies de s’exprimer et ça, c’était très émouvant et ça m’a beaucoup touché. J’ai peur pour leur avenir, j’ai peur de comment ils vont pouvoir s’exprimer en tant qu’artistes parce qu’ils ont envie de faire ça au sein de cette communauté où l’extrémisme (du fondamentalisme religieux, ndlr) prend de l’ampleur.

LD : Essayez-vous souvent d’aborder des sujets sensibles dans vos films ?

JR : Dans tous mes films, ce qui est important pour moi, c’est de changer les choses.  On a réussi à changer beaucoup de choses dans le monde à travers un certain nombre de documentaires. Je pense notamment Au nom de la coca sur les producteurs de feuilles de coca et Ebo Morales – actuel président de Bolivie qui était à l’époque leader des cocaleros (les producteurs de feuilles de coca, ndlr) et recherché par les Américains. On a réussi à faire un film sur lui, ce qui lui a permis de se faire connaître un peu plus. On a pu changer les choses pour des travailleurs dans les serres espagnoles, avec el ejido (la loi du profit, ndlr).

LD : Avez-vous des projets futurs dans ce même esprit ?

JR : On travaille sur un long métrage de fiction sur l’éducation. Sinon, on commence le tournage au mois de mai sur un sujet beaucoup plus compliqué, mais je ne peux pas en dire trop. 


Articles en lien