Par l’essor de l’humour d’Internet et des « mèmes » qui la définissent, une nouvelle forme d’ironie est née. Les murs Facebook sont peints d’images qui se rapportent toutes à l’ironie, depuis les comportements individuels jusqu’aux machinations politiques internationales. L’importance du « mème » dans nos conceptions du monde s’est amarrée dans le dictionnaire Larousse ; le « mème » y est défini en tant que « concept (texte, image, vidéo) massivement repris, décliné et détourné sur Internet de manière parodique, qui se répand très vite, créant ainsi le buzz ».
Le phénomène est bien trop récent pour être parfaitement interprété, mais il peut être tout à fait intéressant de revisiter le merveilleux petit essai de Vladimir Jankélévitch intitulé L’ironie afin de tisser une toile entre cet ouvrage âgé de presque un siècle et nos réalités sociales qui évoluent quotidiennement, virtuellement ou non. Qu’est-ce que l’ironie ? Quelles en sont les formes ? Quels en sont les pièges ? Le poids de ces questions se pèse aujourd’hui en octets.
Jankélévitch définit l’ironie en tant que « bonne conscience joyeuse » ; il s’agit du fruit d’une introspection réussie et souvent légère. À son état pur, elle est cette main tendue vers soi et vers autrui qui ne saurait être défavorable aux partis impliqués. Elle se distingue de la simple blague du fait qu’elle est réfléchie, toujours plus chargée que cette dernière. Jankélévitch nous dit à ce sujet : « Entre la traîtrise de l’ironie et la franchise du rire, il n’y a guère d’accord possible. Elle fait rire sans avoir envie de rire et elle plaisante froidement sans s’amuser ; elle est moqueuse, mais sombre. »
L’ironie peut traiter de sujets sérieux du fait que ses intentions ne sont pas le ricanement. Elle ne se moque jamais. C’est quelque chose comme une douce feinte de la conscience : l’ironiste faisant toujours comprendre quelque chose d’autre que ce qu’il dit. Globalement, elle mène à une ouverture. Les mots qu’emploie Jankélévitch pour conclure Le mouvement de conscience ironique l’illustre si bellement : « L’ironie c’est la gaieté un peu mélancolique que nous inspire la découverte d’une pluralité ; nos sentiments, nos idées doivent renoncer à leur solitude seigneuriale pour des voisinages humiliants. Cohabiter dans le temps et dans l’espace avec la multitude. »
Nous avons tous connu un jour cette brise féconde de nouvelles conceptions que Jankélévitch nommerait « ironie ». Souvent, justement, par les mèmes. Malheureusement, c’est précisément le caractère volatile de ceux-ci qui les rend si fragiles. Si, individuellement, chacun tend vers l’ironie, la quantité phénoménale de mèmes créés et partagés au quotidien combiné à la distance qui nous sépare depuis notre écran aux propos qui y sont traités ont vite fait de percer cette mince frontière entre ironie, sarcasme et simple moquerie.
Jankélévitch nous rappelle ces paroles que Robert Schumann, le compositeur allemand, écrit après avoir écouté les quatre Scherzos de Chopin. À trop rapprocher l’humour et la tragédie, on enfante une confusion ; un flou surgit. Ultimement, c’est la frontière entre nos perceptions du tragique et du comique qui s’amincit absurdement, rendant le paysage inquiétant. Les blagues de mauvais goût se normalisent par leur répétition et le flou ironique empiète alors dangereusement sur nos conceptions éthiques de « la vie de tous les jours ». C’est ainsi que les premiers mèmes sur les actes commis par Bill Cosby et Harvey Weinstein furent partagés dès que la situation fut rendue publique et que l’on s’amuse toujours à « ironiser » constamment le piètre état de la politique internationale au fil des nouvelles. Je crois que s’il y a une prochaine guerre mondiale, je le saurai par un mème.
Le grand problème des « mèmes », Jankélévitch l’a vu venir il y a plus d’un siècle. C’est pourquoi il nous mit en garde : « L’ironie joue avec le feu et, en dupant les autres, se dupe quelquefois elle-même. […] Qui parodie imprudemment se laisse prendre à sa propre ruse. » À tout déclarer ironiquement, plus d’ironie. Il n’y a qu’un voile derrière lequel on se moque de tout et tout devient une simple déclaration. Par le fait même, l’ironie partagée par les « mèmes » est tout sauf objective. Des réseaux d’ironie dégénérative se forment sur les réseaux sociaux. Des groupes s’agglomèrent, se motivant mutuellement à parodier (en signant le tout sous le nom de l’ironie) leur antonyme.
Qui de mieux pour nous parler de l’ironie que Jankélévitch, ce philosophe juif et musicologue, joyeux malgré son temps ; malgré les horreurs de l’Occupation. Nous lui sommes donc gré de ce qu’il eut à nous dire concernant l’ironie. L’ouvrage qu’il nous laisse est tout aussi délectable que pertinent et s’il nous prévient du danger qu’engendre un usage périlleux de l’ironie, il nous offre également le souffle nécessaire afin de l’apprécier. L’habileté d’un livre précédent de plus d’un demi-siècle l’avènement de l’Internet à déchiffrer et à expliquer un phénomène social qui en est caractéristique est elle aussi une belle ironie.