Le 29 octobre 1945, Jean-Paul Sartre donna une conférence à Paris suite à des réactions controversées et médiatisées concernant ses romans, dans lesquels il partage cette philosophie que l’on nomma par la suite « existentialisme sartrien ». Les propos de Sartre seront couchés sur papier l’année suivante et c’est entre autres ce caractère concis et accessible qui rend L’existentialisme est un humanisme d’autant plus riche et intéressant. Malgré l’écoulement de plusieurs décennies depuis cet exposé, la lecture n’en demeure pas moins stimulante dans une perspective contemporaine. Le Québec étant devenu, en très peu de générations, une société majoritairement laïque, les propos de Sartre trouvent y un laboratoire expérimental d’intérêt.
Dieu est mort
En 1882, Friedrich Nietzsche énonçait dans le Gai savoir une phrase censée illustrer le moment du tournant de la modernité : Dieu est mort. Toute la philosophie française pris acte de cette déclaration ou s’y attaqua. Sartre appartenait à la première des catégories. Si Dieu n’existe pas, il n’y a alors pas de religion — peu importe soit-elle— de laquelle découleraient des institutions ou des textes sacrés qui pourraient nous dicter notre conduite. Valeurs et dichotomie entre Bien et Mal ne demandent plus à ce qu’on s’oblige à elles. En ce sens, il n’y aurait pas de morale générale ou de valeurs a priori qui puissent justifier nos actes ou les excuser d’une quelconque façon : « l’homme a la responsabilité totale de son existence [et n’]a d’autre législateur que lui-même. » Sartre tient néanmoins à nuancer que « même si Dieu existait, ça ne changerait rien […] », car en dépit du fait que les religieux astreignent souvent leur croyance à leurs descendants, il est généralement admis que l’être humain atteint un certain âge où son intelligence et son esprit critique se développent à un niveau suffisant, de manière à ce qu’il puisse choisir de se conformer à cette religion et ses normes, ou d’en diverger. Or, peu importe où le choix s’arrête, le croyant en devient le responsable. S’assumer en tant que législateur de sa vie passe parfois comme un fardeau lourd à porter. Ainsi, le conformisme peut s’expliquer en partie par cette trop grande liberté face au monde et à soi-même. En effet, il semble paradoxal de vivre au sein d’une société dans laquelle nos libertés n’ont, de prime abord, aucune limite, cela alors que l’on s’abstient de choisir très souvent. On évite le choix et l’angoisse concomitante en optant pour le confort et la sécurité que nous procure la force de la majorité. L’origine de cette angoisse émane de la peur et de l’insécurité du néant qui s’ouvre devant celui ou celle qui bifurque des tracés du troupeau. En absence d’antécédents, la possibilité de la réussite n’apparaît équivalente qu’à celle de l’échec, ce qui s’avère un risque difficile à assumer : non seulement l’échec constitue une possibilité effrayante, mais la réalisation que nous détenons pleinement cette responsabilité l’est davantage. Le conformisme devient en ce sens un mécanisme de fuite. On préfère des choix imposés à la pure liberté et la responsabilité qui s’y enchaîne : l’homogénéité de nos manières de vivre et de penser paraît évidente au regard de l’incommensurable popularité des modes, qu’elles soient musicales, esthétiques ou même politiques.
En absence d’antécédents, la possibilité de la réussite n’apparaît équivalente qu’à celle de l’échec, ce qui s’avère un risque difficile à assumer : non seulement l’échec constitue une possibilité effrayante, mais la réalisation que nous détenons pleinement cette responsabilité l’est davantage
À la lumière de ces constats, il semble qu’il ne peut être tout à fait légitime de qualifier notre société de laïque, tant celle-ci s’est construite en tant que société de consommation dans laquelle les célébrités se substituent en quelque sorte à la figure divine. Comme quoi, ce n’est qu’une nouvelle mythologie qui aurait repris le pas d’une autre dont on aurait perdu l’intérêt, mais toujours dans le but inconscient de ne pas assumer notre totale responsabilité, notre entière liberté. Les célébrités d’aujourd’hui dictent les habitudes de consommation et les fidèles obéissants se soumettent à cette autorité jugée presque providentielle. Dans cette nouvelle religion, l’esprit de communauté perdu est également ravivé d’une manière nouvelle : des adeptes d’une même marque se retrouvent entre eux, connectant à travers cette croyance commune. Toutefois, il ne faudrait pas conclure à une vision fataliste, car du moment où l’on prend conscience de cette aliénation, on en est déjà partiellement affranchi. C’est du moins cet enseignement que l’on tient de Sartre. Notre liberté nous appartient encore, il suffit de la saisir : « Il n’y a pas de doctrine plus optimiste, puisque le destin de l’homme est en lui-même. » Ce philosophe s’oppose au déterminisme disculpant ainsi qu’à un mode de vie passif : nos rêves, nos possibilités et même nos pensées ne nous donnent absolument aucune valeur. Seule la réalité compte et « [il] n’y a de la réalité que dans l’action ». Il est évident qu’il existe un inévitable déterminisme et des limites objectives à notre liberté, telles que l’hérédité ou les écarts grandissants de richesse à l’échelle planétaire, mais chaque individu se détermine de façon subjective par rapport aux limites qui lui sont imposées.
Sartre s’exprimait ainsi : « L’existentialiste […] dit que ce lâche est responsable de sa lâcheté. Il n’est pas comme ça parce qu’il a un coeur, un poumon ou un cerveau lâche, il n’est pas comme ça à partir d’un organisme physiologique mais il est comme ça parce qu’il s’est construit comme lâche par ses actes. […] l’homme qui a un sang pauvre n’est pas lâche pour autant, car ce qui fait sa lâcheté, c’est l’acte de renoncer ou de céder […]. »
Philosophie de l’action
Ces propos de Sartre nous interpellent quant à sa « philosophie de l’action ». Celle-ci s’explique par la fameuse assertion « l’existence précède l’essence », qui signifie que l’on est jeté dans ce monde et que c’est ensuite par nos actes-mêmes que l’on se définit, que l’on se choisit, que l’on se créé selon l’image qu’on se fait de l’être humain, « tel que nous estimons qu’il doit être ». Il faut cependant ajouter que par nos actions individuelles, l’on implique néanmoins la société entière, car il apparaît impératif de toujours se questionner sur ce qui adviendrait si celle-ci prenait exemple sur nous et reproduisait nos actions, ces dernières reflétant le choix de nos valeurs. Il nous faut alors réfléchir ainsi : « Et si tout le monde faisait comme [nous]? ». Cette portée collective inscrite dans le texte de Sartre réaffirme une évidence qui nous a échappé, c’est-à-dire que nous sommes en continuelle interaction avec notre milieu et que nous partageons une influence réciproque avec notre société et ce, malgré l’individualisme qui ne cesse de prendre de l’ampleur.
Dans l’optique de cette philosophie, l’analyse de la question environnementale, sujet très présent dans l’actualité étant donné l’urgence climatique, s’avère tout à fait pertinente. Effectivement, blâmer la société pour cette crise, si aucun effort n’est entrepris de façon individuelle, consiste à nous servir de l’indolence des uns comme d’une justification et d’une excuse pour ne soulager que notre conscience. De surcroît, seules nos actions peuvent témoigner de notre réel engagement envers le dérèglement climatique : notre prise de conscience et même la critique ne peuvent suffires, car ce serait prétendre que la réalité se situe dans la pensée, c’est-à-dire dans l’imaginaire, plutôt que dans l’action. Bref, le conformisme passif et vide de réflexion pourrait ouvrir l’espace d’une vraie responsabilité et enfin donner lieu à un mouvement collectif d’une profonde nécessité.