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Ne prends pas toute la place

Comprendre et déconstruire la masculinité hégémonique. 

Béatrice Malleret | Le Délit

« Allez, montre que t’es un homme ! » ou encore, « t’es vraiment une fillette ». Sois un homme, un vrai. En plus de résonner dans la tête longtemps après avoir été entendues, ces moqueries, d’apparence anodine, révèlent un problème sociétal qui l’est beaucoup moins : tout ce qui ne rentre pas dans un idéal masculin, viril, est considéré comme ayant une valeur moindre aux yeux du monde. Il semblerait donc qu’il y ait des codes précis à appliquer et respecter pour être un (vrai) homme. À ces codes sont attelés un grand nombre de stéréotypes, souvent considérés comme positifs, comme l’indépendance, la capacité à diriger, la force physique et la résistance mentale. Ces attributs, dans l’imaginaire collectif, sont ainsi absents chez tous·tes les individu·e·s qui ne sont pas considéré·e·s comme « homme ». Pour être admirable et respecté, il faut être viril à tout prix. Une explication se trouve dans le mot « viril » lui-même, son étymologie découlant d’un terme signifiant « héros ». L’héroïsme serait donc une qualité purement masculine. Ainsi, toute personne présentant des aspects féminins serait automatiquement dénuée d’une forme de reconnaissance associée à l’héroïsme. En plus d’être excluant socialement, ce système de pensées génère nombre d’inégalités et de discriminations. Les réalités de cette exclusion sont multiples et marquées par le genre mais aussi par d’autres facteurs socio-économiques qui ne peuvent être ignorés. 

Masculinité hégémonique

Cette conception de la manière d’être un homme est désignée par le terme de masculinité hégémonique, décrit notamment par la sociologue Raewyn Connell. Cette dernière entend désigner par ce concept l’idée d’un ensemble de codes qui doivent être respectés pour qu’un individu soit considéré comme un « homme ». Ce terme implique non seulement la supériorité de la masculinité sur le genre féminin, mais également sur les autres masculinités — considérées alors comme « masculinités subordonnées  ». Les démonstrations de cette masculinité attendue ont des conséquences non négligeables sur toute personne ne correspondant pas à des critères précis. Chaque personne ne rentrant pas dans ce carcan est automatiquement reléguée au statut de citoyen·ne inférieur·e, lequel est aussi affecté par d’autres formes d’oppression systémique. Cette masculinité idéalisée ne peut pas et ne doit pas être considérée comme universelle. Elle n’est incarnée que par un nombre limité d’individus placés sur un piédestal, présentés comme incarnant un idéal inatteignable. Malgré cela, la masculinité hégémonique a un pouvoir normatif non négligeable. Dans les sociétés occidentales, lorsque ces caractéristiques normatives ne sont pas présentées ou respectées par certain·e·s, ces dernier·ère·s ne sont plus considéré·e·s comme légitimes et peuvent faire face à des sanctions sociales, prenant souvent la forme d’insultes ou de rejet.

Ainsi se dessine une hiérarchisation à deux vitesses. La première a lieu entre les genres masculins et féminins. La deuxième prend place au sein même de la masculinité. Toute personne ne correspondant pas aux critères exacts de cette masculinité hégémonique — soit un homme cisgenre hétérosexuel blanc — est considérée comme inférieure à cet idéal. S’ensuit un classement des masculinités, celles comptant la plus grande part de féminin se trouvant au plus bas de la hiérarchie. Ainsi, le niveau de privilège se décline au sein de ce classement entre les deux pôles genrés. Il existe également un déséquilibre entre les masculinités dites subordonnées elles-mêmes. La classe sociale, la race, l’identité sexuelle sont elles aussi des sources de discrimination au sein même de cette hiérarchie de masculinités. Il est donc impossible de décréter une binarité entre masculinité hégémonique et masculinités subordonnées. En effet, entre en compte ici le principe d’intersectionnalité, soit le fait que différents aspects de catégorisation sociale — tels que le genre, la race, l’orientation sexuelle, la classe sociale — soient interconnectés, générant ainsi des systèmes d’oppression qui se renforcent. Ainsi, les effets négatifs de cette mise en avant de la masculinité peuvent être décuplés et atteignent un plus fort niveau de violence lorsque d’autres formes d’oppression y sont associées.

Toute personne ne correspondant pas aux critères exacts de cette masculinité hégémonique — soit un homme cisgenre hétérosexuel blanc — est considérée comme inférieure à cet idéal

Une construction structurelle

Apprendre ce qu’est un homme, ainsi que la place qui lui est attribuée, est un processus de socialisation qui démarre dès la petite enfance. Le sociologue Kevin Diter a étudié les relations genrées des jeunes enfants, notamment au cours de la scolarisation au primaire. Selon lui, il est par exemple possible d’observer une division au sein de l’espace de la cour de récréation, selon l’âge et le genre. En son centre se trouvent les enfants plus âgés, et pour la plupart de genre masculin, qui participent à des activités considérées comme typiquement masculines, comme les jeux de ballons ou d’autres activités physiques. En périphérie se trouvent les autres enfants qui ne souhaitent pas ou ne peuvent pas participer à ces activités. Les sujets de discussion ou les jeux et activités pratiqués par ces élèves sont alors considérés comme moins importants, moins centraux et entrent de fait dans la catégorie du féminin. La distribution de l’espace — tangible ou non — accordée à la masculinité hégémonique se dessine alors. Il en va de même d’une première division au sein même de la masculinité, fractionnée entre celle des garçons prenant part à ces activités centrales, et celle de ceux n’y participant pas.   

Cet apprentissage se poursuit tout au long de la scolarisation. Les normes de la masculinité hégémonique, intégrées progressivement et perpétuées par les élèves, sont parfois renforcées par les enseignant·e·s et le corps éducatif. Les garçons sont excusés pour certains comportements, simplement parce que  « ce sont des garçons ». La référence à la féminité, quant à elle, est utilisée majoritairement pour tourner en dérision et rabaisser. C’est donc à ce moment que la place accordée à la masculinité hégémonique continue de se développer. Cette dernière écrase petit à petit toute autre masculinité, ou féminité. L’espace occupé par les garçons dans la cour, dans les classes, ou encore dans les vestiaires est écrasant. Pour les personnes ne se conformant pas à celle-ci, les mécanismes d’adaptation mènent à se plier à des codes dans lesquelles elles ne se retrouvent pas et risquer l’exclusion sociale en plus de l’intériorisation de l’oppression.  La construction identitaire est donc rendue plus complexe. Chacun·e doit essayer de trouver sa place, en s’accommodant à celle occupée par la masculinité dominante.

Béatrice Malleret

L’université n’échappe pas à cette trajectoire de principes intégrés au cours de la scolarisation. En effet, même si certaines démarcations genrées se floutent, l’expression de la masculinité hégémonique est encore bien présente, mais de manière plus insidieuse. Certains stéréotypes sont reproduits, le cadre universitaire s’y prêtant particulièrement. Ainsi, l’idée de compétitivité masculine est souvent largement illustrée, tant dans les cours que dans les activités extrascolaires, comme les clubs, les associations ou la politique étudiante. 

Si l’on doit à nouveau évoquer la notion d’espace tant verbal qu’académique, la place occupée par les hommes cisgenres hétérosexuels blancs — et donc la masculinité hégémonique — est considérable. Le temps de parole accordé — ou pris — par ces derniers durant les cours, souvent plus important que celui d’autres personnes, en est un indicateur. Une autre démonstration est dans la participation à des conversations prenant place durant certains cours, touchant aux identités mêmes d’autres personnes. Cette participation se fait souvent de manière très détachée, la discussion étant considérée comme un simple débat, effaçant ou réduisant ainsi les expériences d’autres personnes à une simple discussion, alors que celles-ci sont directement touchées par le contenu de ces dernières.

L’espace occupé par les garçons dans la cour, dans les classes ou encore dans les vestiaires est écrasant

Le contenu même de nombreux cours dispensés à l’université renforce cette influence de la masculinité blanche cisgenre et hétérosexuelle, la part d’auteur·rice·s et de personnes étudié·e·s appartenant à cette catégorie constituant l’écrasante majorité. Si certain·e·s professeur·e·s s’attèlent à diversifier leurs sources et sujets d’enseignement, la variété offerte dans les cours doit encore être renforcée.   

Hiérarchie multidimensionnelle

Cette hiérarchisation non seulement des genres, mais aussi des masculinités, est donc génératrice d’oppressions à plusieurs niveaux. Selon le chercheur Francesco Maria Morettini, la masculinité hégémonique est un phénomène global, se déroulant à des échelles individuelles mais aussi structurelles, ce qui rend une transformation positive extrêmement complexe. Les effets de la masculinité hégémonique peuvent être observés dans la politique locale, nationale et internationale mais aussi dans les pratiques militaires et la gouvernance économique. À l’instar de l’éducation, les milieux sportifs sont également le théâtre des effets de cette masculinité à un niveau plus individuel. De nombreux sports sont associés à un stéréotype masculin ou féminin. Une majorité de sports d’extérieur sont associés à l’idée de « sports d’homme », car ils s’inscrivent dans cette dynamique de division entre la sphère publique (associée à la masculinité) et la sphère privée (associée à la féminité). Le stéréotype de la compétition liée à la masculinité prévaut également. La compétition étant vue comme une démonstration publique, un spectacle, s’intègre là encore à la division public-privé. 

Ainsi, pour pouvoir changer cette situation et renverser une hiérarchisation qui se manifeste de manière physique ainsi qu’idéologique dans chacune des strates de la société, il faut s’attaquer aux différents niveaux de cette structure. C’est donc pour cela que chaque acte compte : au niveau local, soit au sein des familles ou communautés ; au niveau régional, c’est-à-dire le pays ; et enfin au niveau global, avec ce qui est représenté dans les médias et dans les organisations commerciales internationales. La masculinité hégémonique se nourrit d’exclusion et de déséquilibre. D’un côté, les individu·e·s qui n’en remplissent pas les critères sont exclu·e·s de certains cercles, ainsi que de certains privilèges. À l’inverse, ceux qui sont dotés de caractéristiques propres à la masculinité normative se sentent souvent légitimes dans la plupart des environnements. La marginalisation sociale, sur une base genrée, peut représenter un risque pour les personnes n’appartenant pas à ce type de masculinité.

Déconstruire le concept de masculinité hégémonique commence donc par reconnaître ses effets.Ce n’est qu’en identifiant ces derniers qu’il pourra ensuite devenir possible de changer le processus de socialisation afin que ces rapports de domination soient atténués. Avancer vers une société plus égalitaire signifiera donc forcément de se tourner vers une socialisation moins genrée.


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