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Végane mais spéciste ?

« Différents mais égaux » : l’étonnant anthropocentrisme d’une campagne végane. 

Evangéline Durand-Allizé | Le Délit

Il y a quelques jours, j’attendais patiemment à la station Berri-UQAM que le métro arrive, lorsque mon attention fut attirée par une affiche. Recouvrant une partie du mur sur le quai d’en face, on y voyait un groin, des oreilles, et une phrase : « Ils nourrissent des espoirs comme nous. » 

Une campagne positive ? 

Ma première réaction était une forme de reconnaissance à l’égard de l’association Be Fair Be Vegan (Sois juste, sois végane, en français, ndlr) de donner à la cause végétalienne une plus grande visibilité dans l’espace public, et ceci pour deux raisons :  d’une part, pour avoir choisi d’occuper les stations de métro montréalaises, c’est-à-dire des lieux fréquentés par une population diverse. Des personnes de toutes origines sociales et de tous les âges avaient ainsi accès à une information qui remettait en cause notre mode de vie occidental consumériste. J’observais les réactions des usager·ère·s, étonné·e·s pour certain·e·s, bouleversé·e·s pour d’autres, regrettant peut-être leur dernier repas carné. D’autre part, j’étais reconnaissante car la cause végétalienne y était représentée sans violence mais avec avec des images touchantes, ce qui permettait de rompre avec les stéréotypes du·de la militant·e hystérique. Le débat est ainsi recentré sur l’intérêt des animaux, et non sur la valeur politiquement correcte de la campagne, comme cela est souvent le cas lors d’actions maculant de sang la place publique.

De station en station, je compris que cette affiche faisait partie d’une campagne plus vaste : « ils élèvent une famille comme nous », « ils tiennent à leur vie comme nous », « ils ressentent la joie comme nous », etc. Comme nous, comme nous, comme nous. La campagne jouait à donner à ces animaux des caractéristiques essentiellement humaines, ou du moins relevant d’un imaginaire humanisé. À travers les regards jetés à l’affiche, je devinais que ce mécanisme de projection permettait d’attendrir le grand public, l’omnivore : je me reconnais dans l’action x (nourrir son enfant par exemple), j’ai le droit d’exister grâce à l’action x, donc je devrais le donner aux autres se reconnaissant dans l’action x. En somme, je devrais respecter l’animal parce qu’il me ressemble. Néanmoins, cet anthropomorphisme me fit me poser plusieurs questions. Est-ce seulement parce qu’autrui est comme moi que je dois le respecter ? Dois-je tolérer uniquement ce qui me ressemble ? À contrario, dois-je exclure ce qui n’est pas comme moi ? 

Un point de vue problématique 

Ces réflexions amorcées, mon sentiment de reconnaissance vis-à-vis de cette campagne s’est transformé en malaise. Certes, l’opposition fondamentale entre l’humain·e sensible et raisonné·e d’un côté, et l’animal instinctif, irrationnel de l’autre, venait d’être bannie par l’association. L’incompatibilité d’essence entre un « nous » et un « eux », origine de nombreuses discriminations, cessait d’un coup d’être valable, puisque l’animal était plus proche de nous qu’on ne le pensait. Néanmoins, dans sa lutte contre l’instrumentalisation de l’animal, Be Fair Be Vegan a paradoxalement placé l’homme en tant que mesure pour juger de ce qui était respectable ou non. Avec ce « comme nous », ce n’est que par sa ressemblance à l’humain·e que l’animal est valorisé.

Ce biais dans la relation entre l’humain·e et l’animal est le fruit d’un processus historique de domestication (« d’hommestication »). Dès le 18e siècle en Europe, les sociétés de Cour entament un processus de civilisation des mœurs, intégrant avec elles certains animaux. Elles créèrent ainsi l’animal oisif, de compagnie, qui procure réconfort et satisfaction à son·a propriétaire. Cette domestication ne diminuait néanmoins pas le pouvoir de l’humain·e sur l’animal, puisqu’elle maintenait une forme de dépendance alimentaire. En revanche, l’animal fonctionnel, domestiqué lui aussi mais cette fois-ci en vue de répondre aux attentes matérielles de l’humain·e, était placé au bas de la hiérarchie animale conçue par les humain·e·s. L’animal mangé et l’animal de portage étaient ainsi relégués aux rôles de bêtes de somme, sans qu’aucune considération ne leur soit accordée. Dans le cas présent, la stratégie de Be Fair Be Vegan a été de rompre avec l’approche fonctionnelle de l’animal, pour se rapprocher de sa vision oisive et civilisée. Cependant, l’animal est à nouveau pensé en rapport à l’humain·e, et non pour lui-même, ce qui peut poser deux problèmes.

Avec ce ‘‘ comme nous ’’, ce n’est que par sa ressemblance à l’humain·e que l’animal est valorisé

D’abord, dans cette vision anthropocentrée de l’animal, ce dernier devient un faire-valoir de l’homme. L’humain·e est perçu·e comme étant idéologiquement supérieur·e, d’autant plus en devenant un modèle de civilisation pour les animaux. Or, partir de nos propres assomptions culturelles pour juger de l’intégration d’autrui, c’est plaquer des schémas de pensée sur l’Autre sans s’ouvrir à lui·elle. Alors que le véganisme, c’est d’abord une cause pour l’Autre, pour l’animal, et non pour satisfaire les représentations culturelles des humain·e·s. 

Ensuite, en mettant en lumière des animaux humanisés, on recrée une distinction avec ceux qui ne le sont pas. La campagne d’affichage parle de la poule, du porc, du bœuf, mais quid du poisson par exemple ? Étant culturellement plus éloigné de nous du fait de son apparence physique, son mode de vie, ou encore son environnement, ce dernier ne mériterait donc pas le même respect qu’une poule, qui est culturellement plus proche puisqu’elle est représentée en tant que mère. En tant que militante, ce raisonnement me paraît somme toute assez spéciste, légitimant la supériorité de l’espèce humaine ainsi que l’exploitation des animaux non humanisés. 

Repenser notre écosystème

Mon métro repartit, mais je restai dubitative. J’imagine aisément que l’association Be Fair Be Vegan lutte pour l’égale considération de l’humain·e et de l’animal. En revanche, cette campagne est profondément ambiguë sur les causes du véganisme : est-ce pour l’animal, ou bien pour satisfaire l’égo de l’humain·e ? Il est difficile de savoir reconnaître la conscience et la sensibilité animale sans tomber dans l’humanisation animale révélatrice de notre anthropocentrisme. De mon point de vue, être végétalien·ne signifie que l’on prend en compte la diversité qui nous entoure. 

Un écosystème, c’est un ensemble d’êtres vivants : et précisément, l’animal ne devrait pas être considéré comme une ressource, mais comme une composante essentielle de cet équilibre biologique. On pourrait ainsi repenser notre système de morale : plus qu’une éthique appliquée à l’humanité seulement, il s’agirait de se dépasser pour donner une valeur à tous les êtres vivants et aux systèmes écologiques de manière générale (ce qui inclut le non-vivant). Ainsi, en redonnant à chacun sa place et son respect, nous parviendrons à devenir réellement « différents mais égaux ».


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