L’ œil et l’esprit fut le dernier livre publié du vivant du philosophe français Maurice Merleau-Ponty. Ce court livre de moins d’une centaine de pages cherche à nous enseigner le rôle crucial qu’a le peintre dans notre vision du monde, et ce, plus précisément à travers l’œuvre de Paul Cézanne. C’est qu’un peintre possède lui-même un rapport particulier avec ce qui l’entoure, de sorte qu’il en dépasse notre sens quotidien. L’artiste restitue au monde ce qui l’a ému, s’engageant dans une relation intime, où il possède ce qu’il voit et redonne ce qui l’habite. « C’est en prêtant son corps au monde que le peintre change le monde en peinture », résume ainsi Merleau-Ponty.
De chair et de sensations
Ce « prêt » entre le peintre et le monde, voilà ce qui permet cette proximité à la vision qui nous échappe normalement. Cet échange se révèle inévitable — le visible et le sentir étant insécables. Pensons‑y. Si les choses devant nous — couleur, lumière, profondeur — sont vues, c’est bien parce que notre corps y trouve une quelconque résonance en lui-même. Alors, demande Merleau-Ponty, cela n’aurait-il pas de sens que notre corps crée à son tour un écho en les choses ? Le philosophe nomme ceci « un visible à la deuxième puissance », une « essence charnelle ». Ce commentaire de Georges Charbonnier dans Le monologue du peintre permet de bien saisir ce dont le penseur fait mention : « Dans une forêt, j’ai senti à plusieurs reprises que ce n’était pas moi qui regardais la forêt. J’ai senti, certains jours, que c’étaient les arbres qui me regardaient, qui me parlaient… Moi j’étais là, écoutant… Je crois que le peintre doit être transpercé par l’univers et non vouloir le transpercer… » Ainsi, compte tenu du fait que le corps fait partie du monde visible, il se retrouve à la fois voyant et vu ; celui qui voit se voit aussi. Puisque le reste du monde apparaît en cercle autour de lui, il en résulte que sa vision s’en trouve construite de façon inhérente à partir du voyant. On peut lire dans L’œil et l’esprit : « Je ne le vois pas selon son enveloppe extérieure, je le vis du dedans, j’y suis englobé. Après tout, le monde est autour de moi, non devant moi. » Cette formule n’est pas sans rappeler les paroles de Bérénice dans le roman de Ducharme paru six années après l’ouvrage de Merleau-Ponty : « Je suis englobante et englobée. Je suis l’avalée de l’avalé. » C’est d’ailleurs, selon Merleau-Ponty, ce qu’il fait qu’il y a une humanité, car sans cette conscience du soi, de notre chair, le corps n’est pas senti et ne peut réfléchir. Ainsi, des problèmes de la peinture naît l’énigme du corps, mais celle-ci les justifie en retour. Il semble important de préciser que celui qui voit ne s’approprie pas ce qu’il voit, il ne fait que l’approcher ; il ouvre sur le monde. Donc, le tableau ne naît que par la chair : « l’œil voit le monde, et ce qui manque au monde pour être tableau. »
Je suis englobante et englobée. Je suis l’avalée de l’avalé. (Ducharme)
Parce que le corps est « la matrice de tout autre espace existant », on assiste à un dédoublement de la vision : d’un côté, celle qui se fait pensée, de l’autre, celle qui requiert d’être exercée pour se faire idée. C’est cette deuxième fonction qui prend action alors que le peintre pratique son art. Le tableau permet au regard d’épouser les rapports entre les choses, afin qu’il « les trace de la vision du dedans, à la vision ce qui la tapisse intérieurement, la texture imaginaire du réel ». Comme le dit si bien Merleau-Ponty : « Essence et existence, imaginaire et réel, visible et invisible, la peinture brouille toutes nos catégories en déployant son univers onirique d’essences charnelles, de ressemblances efficaces, de significations muettes. »
Espace et couleurs
Comment un tableau — un objet en deux dimensions qui tente d’en représenter bien plus — nous paraît-il représenter le monde autour de nous ? Nous ne le regardons pas comme nous regardons les choses, mais nous regardons plutôt avec lui ou selon lui et non en lui. Déjà, la vision possède son propre imaginaire, nous dit Merleau-Ponty, car ne voilà que quelques traits et nous y voyons une forêt. Le peintre ne nous raconte pas l’espace et la lumière, il les fait parler. Il cherche à communiquer ce « rayonnement du visible » avec la couleur, la profondeur. La couleur « ‘’rend visible’’, elle est l’épure d’une genèse des choses ». Tel que le formule poétiquement Henri Michaux, c’est grâce à elle qu’on peut « laisser rêver une ligne ».
Il nous est permis d’approfondir encore la réflexion. Comment nous est-il possible de voir le mouvement sur un tableau si chaque ligne et chaque couleur le composant est immobile ? Merleau-Ponty avance que c’est parce que les corps y sont représentés dans des positions non réelles. Le génie est dans cette création du mouvement par la distorsion du statique, dans cette présentation d’un corps dans une attitude qu’il n’a jamais eue : chaque membre est dans un instant différent. Ainsi donc, « la peinture n’est jamais tout à fait hors du temps, parce qu’elle est toujours dans le charnel ». La vision est ainsi comme suspendue au mouvement. Rodin se prononce sur ce phénomène dans son livre L’art : « C’est l’artiste qui est véridique et c’est la photo qui est menteuse, car, dans la réalité, le temps ne s’arrête pas. » Cette philosophie anime le peintre « à l’instant où sa vision se fait geste, quand, dira Cézanne, il ‘’pense en peinture’’ ».
Enfin, dans ce qui donne vie à un tableau, la profondeur est certainement primordiale. Elle est « l’expérience de la réversibilité des dimensions, d’une ‘’localité’’ globale » ; en ce sens que la profondeur n’est pas la troisième dimension en peinture, mais bien la première, car elle contient toutes les autres. Elle arrive à exprimer les liens entre les choses : « c’est leur extériorité connue dans leur enveloppement et leur dépendance mutuelle dans leur autonomie. » C’est une « déflagration de l’Être » qui vient « germer sur le support ».
Permettez une remarque sur les habiletés du peintre à jouer le rôle de traducteur du monde. Merleau-Ponty soulève qu’il est en effet étonnant que celui-ci soit généralement aussi bon au dessin ou à la sculpture — ces arts demandant la maîtrise de techniques différentes. Pourtant, si l’on comprend le peintre par son rôle, il paraît évident que cette traduction s’effectue à l’aide de différents médiums.
En raison de cette relation à la vision que possède le peintre à l’œuvre, le tableau semble être la fenêtre vers laquelle se tourner afin de mieux comprendre ce qui nous entoure. C’est par la traduction du mouvement en immobilité, l’expression de la profondeur par les couleurs et la déformation des lignes que l’artiste permet à nos données sur le monde d’être bouleversées à notre insu.
Nous pourrions conclure par un passage de Rilke dans son ouvrage sur Rodin : « L’œil… par qui la beauté de l’univers est révélée à notre contemplation, est d’une telle excellence que quiconque se résignerait à sa perte se priverait de connaître toutes les œuvres de la nature dont la vue fait demeurer l’âme contente dans la prison du corps, grâce aux yeux qui lui représentent l’infinie variété de la création : qui les perd abandonne cette âme dans une obscure prison où cesse toute espérance de revoir le soleil, lumière de l’univers. ».
Oeuvres à consulter
Recherche de la base et du sommet (René Char)
Acheminement vers la parole
(Heidegger)
La Pensée et le mouvant
(Bergson)
Styles of Radical Will
(Sontag)