L’éloge de la langue française « classique » se fait très souvent par le biais de la littérature, moyen d’expression privilégié des « richesses » de ce parler français que d’autres francophonies ne posséderaient pas. Pour mettre en lumière les mécanismes de cette hiérarchisation, nous avons rencontré le Docteur Diouf, professeur dans le Département des littératures de langue française, de traduction et de création de McGill.
Le Délit (LD): Pouvez-vous vous présenter brièvement, ainsi que votre place dans le département de littératures en langues française de McGill ? Quel a été votre parcours ?
Mbaye Diouf (MD): Mon nom est Mbaye Diouf, je suis dans le département depuis 2014. Je suis le seul qui enseigne la littérature francophone, ce qui est déjà un indice pour notre nombre à McGill.
Les domaines où je suis vraiment expert sont toutes les littératures francophones hors Québec, hors France. Donc, tout ce qui est littérature francophone des Caraïbes, d’Afrique noire, du Maghreb, du Moyen Orient. J’ai fait mon doctorat à Laval, puis avant de venir à McGill, j’ai enseigné à l’Université de Victoria et à l’Université de Moncton.
LD : L’objectif principal de notre enquête est de mettre en lumière une hiérarchisation des façons de s’exprimer en français. Dans le discours public, les francophonies occidentales, qui se rapprochent le plus des modèles français et québécois sont celles qui dominent. Partagez-vous les mêmes observations, et si oui, y a‑t-il certains mécanismes à l’origine de cette hiérarchisation, ou qui contribuent à l’alimenter ?
MD : Oui, je l’ai remarqué, c’est un fait. Quand on apprend [le français] à l’école, le modèle qu’on apprend, c’est le modèle standard français : la structure des phrases, la conjugaison des verbes… Or, par exemple dans les pays du Maghreb ou des pays comme la Côte d’Ivoire, le Sénégal, le Burkina Faso, ou même Haïti, la structure des phrases n’est pas vraiment la même structure qu’en français [hexagonal]. Or ce que tu dois apprendre en tant que francophone n’ayant pas le français [occidental] comme langue première, c’est la structure de phrase « correcte » française. Donc ça, c’est un premier niveau de hiérarchisation, ce qui fait que tu apprends comme deux fois le français : le français que tu adaptes à ta réalité locale, surtout quand tu es venu d’autres régions, quand tu es immigrant à Montréal, puis le français académique. Tu vis tout de suite un hiatus linguistique, tu es tout le temps dans l’effort de parler correctement et d’écrire correctement, mais tu gardes un autre niveau de français en toi, et tu joues avec ça si tu vas chercher tes courses, si tu vas chercher du travail, peu importe.
Ce qu’on fait, dans les théories postcoloniales, c’est amener les francophones à être décomplexés de cette langue, à parler le français comme vous êtes.
Tu vis tout de suite un hiatus linguistique, tu es tout le temps dans l’effort de parler correctement et d’écrire correctement, mais tu gardes un autre niveau de français en toi
LD : Pour vous, les littératures francophones participent-elles à dénoncer cette hiérarchisation dans la langue ?
MD : Oui, définitivement. C’est tout de même un mouvement récent. Si je prends par exemple la génération des écrivains francophones actuels, ceux de Martinique, de Guadeloupe, ou bien des écrivains français d’Algérie, du Sénégal, ou du Liban : c’est un mouvement vraiment récent. Ils se sont dit que, dans le fond, pour faire de la littérature en français, parlant de leur réalité, il faut le faire dans leur français. Donc il y a presque quelque chose de l’ordre de l’engagement littéraire chez les écrivains francophones postcoloniaux, pour s’approprier leur français et être à l’aise dans ce français-là. [Cette hiérarchisation] n’a pas complètement disparu, mais c’est grâce à ces écrivains qu’on a vraiment commencé à se sortir de ça. Les écrivains écrivent maintenant avec plein de mots, empruntent même de l’anglais, de l’arabe de la rue. Quand tu vas au Maroc, ils ont des niveaux d’arabe : un arabe vraiment quotidien, de la rue, et ils le mettent dans la littérature.
LD : Est-ce qu’on retrouve dans ces littératures l’interrogation des auteurs par rapport à leur rapport à la langue française ?
MD : Oui, dans les œuvres par exemple ils vont faire des personnages qui déforment leur langue, leur joual, leur argot en français. Sauf que c’est un argot qui n’est pas parisien, qui n’est pas lyonnais, c’est un argot qui va être vraiment de Fort-de-France, de Port-Au-Prince, de Dakar ou de Rabat. Les écrivains ont ramené le débat à la littérature en mettant par exemple des personnages qui ont deux registres de langue différents. Peut-être qu’ils proviennent de deux classes sociales différentes, mais ils ont leur propre opinion sur ce que devrait être le fait de s’exprimer en français. Donc oui, le débat a été à la fois littéraire et idéologique à l’intérieur des œuvres.
Ce qui est remarquable aussi c’est que, pour la plupart des écrivains francophones, cette situation les a presque forcés à aussi devenir des critiques littéraires. Une langue locale définit d’abord une identité locale, il a fallu qu’ils conceptualisent ça. C’est la double casquette qu’on voit et qui est particulière chez les écrivains francophones. La plupart font de la fiction, mais font de la réflexion aussi, sur ce que devrait être une littérature en français.
Il y a presque quelque chose de l’ordre de l’engagement littéraire chez les écrivains francophones postcoloniaux, pour s’approprier leur français
LD : Vous êtes le seul professeur de littérature francophone au Département de Littérature en langue française de McGill. Pensez-vous que c’est quelque chose qui va changer ? Que de plus en plus d’étudiants s’intéressent aux littératures francophones ? Est-ce quelque chose que vous remarquez ?
MD : Oui ! Moi, je suis là depuis quelques années et je vois la différence entre lorsque je venais d’arriver et maintenant. Il y a de plus en plus d’étudiants qui s’inscrivent et qui s’intéressent à la littérature francophone à McGill, des étudiants qui viennent d’ailleurs et du reste du Québec, dont le projet de venir étudier à McGill a été renforcé lorsqu’ils ont vu que l’on proposait des cours de littérature francophone. Si l’offre est disponible, les étudiants viennent la chercher, mais c’est sûr qu’il faut que les universités elles-mêmes fassent beaucoup d’efforts de recrutement et qu’elles montrent qu’elles enseignent les littératures et les cultures francophones. Les étudiants sont moins coincés qu’on le pense : quand on leur donne une offre qui vient chercher leurs intérêts, ils vont s’inscrire.
LD : Quant à vous, au cours de votre parcours académique, avez-vous remarqué que votre rapport à la langue française a évolué ? Comment votre intérêt pour les littératures francophones est né ? Est-ce quelque chose qui vous a toujours intéressé ?
MD : Le parcours remonte à loin… Moi, je viens du Sénégal, à l’origine. Au Sénégal, on enseigne vraiment de façon très classique la langue française, la littérature française. Mais quand j’ai quitté le Sénégal, bizarrement, ce sont les littératures francophones qui m’ont le plus fait aimer le français. Quand j’ai vu d’autres français, mélangés à d’autres langues, je me suis dit : « vraiment, le français est plus riche que ce que j’en avais appris. » Et puis, le français m’a conduit vers d’autres cultures aussi, vers d’autres régions que je ne connaissais pas. Les littératures francophones cassent ce rapport bipolaire-là et rendent vraiment le français langue internationale et multiculturelle.