Les Grands Ballets Canadiens proposent du 3 au 19 octobre 2019 une adaptation de la célèbre composition de Carl Orff, Carmina Burana. Le chorégraphe roumain Edward Clug y présente une chorégraphie rompant avec la musique qu’elle est censée célébrer. Retour phénoménologique sur une adaptation qui, bien que globalement formidable du point de vue des artistes, a manqué au niveau chorégraphique.
Danse et musique
La danse est un art déduit du mouvement de la vie humaine. Elle est l’une des définitions incarnées de la maîtrise. Ce n’est pas ce qui manquait au spectacle. Les limites de l’interprétation symbolique de Clug se faisaient sentir dans les gestes décidément décalés des danseurs par rapport à la musique. Une tout autre musique à la même symbolique aurait parfaitement convenu à la maîtrise de la distribution. On ne pourra certainement pas en vouloir à la cantate d’Orff. De la même manière, on s’attendrait à ce qu’une chorégraphie suive la musique des cantates de Vivaldi.
En vérité, les gestes manquaient cruellement à leur devoir envers la musique qu’ils devaient par ailleurs célébrer. Nous sentions presque deux courants différents, chacun tentant de nous ravir à leur attention. D’une part, les gestes nous appelaient à prolonger la chorégraphie, tandis que la musique nous appelait à des hauteurs desquelles les gestes n’étaient que les rares invités. De surcroît, le plus terrible était peut-être les souffles contraires auxquels nous conviaient les différents arts croisés.
Danse et chair
Cela dit, la danse pouvait — prise en elle-même — suffire d’une certaine manière. Tapis dans un grand cercle rituel, la lumière déclinait le rouge et le noir d’une manière grave. Il y avait le tragique du gigantesque anneau s’abattant sur tous dans le son des cuivres. La mise en scène relevait bel et bien des textes profanes desquels sont tirés Carmina Burana.
Le rapport des rapports était sacralisé entre les sexes : Homme et Femme — deux régimes de corps aux grâces différentes et répétées. Nous sentions une altérité des sexes en tension, en même temps qu’une fusion des sexualités. Le prodige de ces corps narguait la vieillesse des spectateurs ; que pouvaient-ils tous penser ? Peut-être y trouvaient-ils une enceinte de résonance dans laquelle la mémoire de leurs muscles ternes s’excitait à nouveau.
Il y avait de l’étonnant à voir ces corps masculins joncher les bras des femmes. Moi qui n’aie grandi qu’avec des femmes, j’ai toujours su que la prétention « masculine » à la force — armée de la « Raison » — n’était que l’expression pathologique d’insécurités que l’on peine à saisir. L’étonnant consistait donc à rétablir publiquement ce que de nombreuses personnes connaissent dans leur intimité ; le dé-voilement de ce qui, pour plusieurs, va de soi. La caresse dansée de la main d’un homme sur le corps d’un autre apparaît hors de tout doute pareille à une beauté simple sur laquelle notre culture ne se permet que trop rarement l’indiscrétion du regard.
J’avais pour ma part le souffle court à la vue de tous ces corps ; Dionysos célébré à chacun de leurs pas. Le clair-obscur découpait des corps dont nous savions la chair ferme. Pareil à l’effet de la vague sur la grève, l’obscurité s’échouait sur des musculatures découpées par la répétition. La luminosité nous faisait croire qu’ils étaient nus. Il m’est venu à l’esprit un moment que la danse contemporaine que j’avais devant moi, lorsqu’elle s’éprenait enfin du chœur, avait les allures d’une orgie des âmes. Avec des chants chrétiens, il y avait de quoi faire. « Sors salutis mecum omnes plangite » (la chance accable un héros)!
Présenté à la salle Wilfrid-Pelletier jusqu’au 19 octobre.