Avril 2019 : la neige qui emmitouflait Montréal avait enfin fondu et la fin de la période d’examens apportait un soupçon de printemps qui nous permettait de sortir de nos carapaces de foulards et de tuques. Pourtant, trois jours plus tard, j’étais de nouveau enveloppée de mon gros manteau d’hiver, affrontant pendant quelques secondes l’immensité de la toundra arctique en plein blizzard. J’ai passé mon été à Inuvik, dans les Territoires du Nord-Ouest, à la confluence des terres Inuvialuit et Gwich’in bordant le delta du fleuve Mackenzie. J’y étais… pour faire pousser des légumes.
(Pas si) incongru
Pourquoi jardiner dans une communauté nordique d’à peine 3200 habitant·e·s où il neige de septembre à mai ? Facile : parce que manger des produits sains y est un défi de taille. La communauté la plus proche d’Inuvik qui mérite le nom de « ville » est Whitehorse, la capitale du Yukon. Celle-ci est située à 1200 kilomètres au sud, le long d’une route que les entreprises de location de véhicules ne vous laissent pas emprunter avec leurs autos (route qui d’ailleurs ne rejoint pas Inuvik en mai et en octobre durant les périodes de gel et de dégel du fleuve). Les légumes au supermarché sont chers et peu appétissants — je pense notamment aux asperges à $37 le kilo, à l’absence presque totale d’aubergines et au brocoli mou qui se met à pourrir après avoir passé une nuit au frigo. Alors survient la question bien plus intéressante : comment jardiner dans une communauté à 200 kilomètres au nord du cercle arctique où il neige de septembre à mai ?
Avoir accès à des produits sains dans la communauté d’Inuvik est un défi de taille
Avec inventivité
J’ai eu la chance d’être embauchée par la serre communautaire d’Inuvik (Inuvik Community Greenhouse, en anglais, ndlr), organisme qui fêtait cet été sa vingtième saison. La serre est située dans un ancien aréna de hockey, qui avait été construit dans les années 1970 en tant que composante du système scolaire résidentiel. Lorsque le pensionnat avoisinant a fermé ses portes, en 1996 (oui, 1996), l’aréna était voué à être démoli, mais des résident·e·s d’Inuvik ont fait campagne pour qu’il soit transformé en serre à la place. Le toit a été remplacé par des panneaux de polycarbonate, on a fait venir de la terre du terrain de golf voisin, et après quelques rénovations, la serre ouvrait ses portes.
La serre fonctionne entièrement à l’énergie solaire passive — ce qui signifie qu’elle n’est pas chauffée. Elle n’est pas chauffée, et elle n’a pas besoin de l’être, puisque de la fin mai jusqu’en mi-juillet, le soleil ne se couche pas. Non seulement fait-il en général entre 25 et 35 degrés Celsius dans la serre, mais les plantes raffolent de tout ce soleil : elles poussent presque à vue d’œil. Bien que la saison soit courte, il est possible de faire pousser de la rhubarbe, des tomates, des betteraves, du maïs, des tournesols, des framboises et même des pommes : deux jeunes pommiers trônent fièrement au centre de la serre, arborant des fruits minuscules, mais bien réels.
Dans un esprit communautaire
Durant les trois mois que j’y ai passés, ce qui m’a le plus marquée de la serre d’Inuvik est qu’elle est réellement et profondément communautaire — son slogan étant d’ailleurs Fostering community through gardening (Cultiver un esprit communautaire à travers le jardinage, ndlr). Elle opère de façon similaire aux jardins communautaires que nous connaissons dans le sud du pays : des terrains à louer où l’on fait pousser ce que l’on veut. Toutefois, la composante collective est loin de s’arrêter là. Comme la serre nécessite une grande quantité de main‑d’œuvre pour maintenir ses installations et pour tenir ses événements, une portion du frais d’adhésion se paye sous forme de 10 heures de bénévolat par lot, pouvant être complétées à n’importe quel moment durant la saison. L’intégration de bénévoles au sein du fonctionnement de la serre permet un rapprochement avec les employé·e·s et approfondit la connaissance des membres quant aux activités quotidiennes qui s’y déroulent. Ainsi, certain·e·s membres de la communauté se proposent d’offrir de l’aide plus approfondie, comme par exemple de légers travaux de plomberie. Les pompier·ère·s de la ville y accomplissent également une tâche essentielle : durant l’été, la serre reçoit de l’eau courante à l’aide d’un boyau, mais avant le dernier gel (d’habitude en juin), ce n’est pas possible. À cet escient, les pompier·ère·s viennent régulièrement avec leur camion remplir les barils d’eau.
Mais cela ne s’arrête pas là. La serre, en réalité, est bien plus que cela : elle est un point focal d’activités communautaires. Comme je m’y attendais, cet été, j’ai jardiné, planté, transplanté, et arrosé. Mais ce à quoi je m’attendais moins, c’est d’avoir aussi organisé des ateliers et un camp de jour, cuisiné, fait la guide touristique, ainsi que vendu des produits au marché local.
La serre est un point focal d’activités communautaires. Cet été, en plus d’avoir jardiné, planté et arrosé, j’ai organisé des ateliers , cuisiné, fait la guide touristique et vendu des légumes au marché
Approche multidimensionnelle
La serre est, évidemment, un endroit où jardiner, mais à cela s’ajoute une fonction holistique bien plus importante. En tant que lieu physique, elle organise de nombreux événements, dont l’un des plus populaires est la mise en liberté de coccinelles. L’avantage d’une serre dans le Nord est qu’il y a très peu d’insectes ou d’animaux nocifs, mais les pucerons présentent un problème persistant. Afin d’y remédier, la serre commande chaque année une boîte de coccinelles — prédateurs naturels des pucerons — et invite la communauté à assister à leur mise en liberté. Ce qui fait qu’un matin, je me suis retrouvée en train de transférer des coccinelles (réfrigérées et endormies) dans de petites enveloppes à distribuer aux enfants.
La liste d’événements notables comprend également du yoga chaud ainsi que d’autres ateliers de toutes sortes — j’en ai animé un sur des recettes à base de pissenlit — ainsi qu’un café pop-up hebdomadaire. Ce café s’inscrit dans la vision plus globale de la serre en tant qu’initiative pour renforcer la sécurité alimentaire — il y a très peu de restaurants à Inuvik, encore moins de bons restaurants (je me questionne même s’il est approprié de mettre « bon » au pluriel), et aucun endroit où se procurer un latté. Aucun, sauf la serre, qui, une fois par semaine pendant l’été, sert des repas santé zéro déchet avec autant de produits frais et locaux que possible. Dans cette veine, cette année, la serre offrait pour la première fois le programme FoodFit : un cours de cuisine visant à équiper des personnes à faible revenu avec des stratégies pour manger santé. Deux fois par semaine, nous nous rassemblions dans un centre communautaire local pour cuisiner ensemble. J’ai surtout apprécié aider à animer ce programme parce qu’il avait une approche très différente à la nourriture que d’autres initiatives axées sur manger sainement : il n’y avait aucune mention de compter les calories ni d’adopter un régime particulier. Nous travaillions avec des nutritionnistes de l’hôpital, qui donnaient de petites sessions éducatives à chaque cours, et ces sessions présentaient une bonne nutrition comme un gradient personnel et non un but absolu et fixe à atteindre absolument.
Travail intercommunautaire
La serre d’Inuvik sert également de point focal aux plus petites serres des communautés environnantes — elle leur fournit des plantes et de la formation. Il y a quelques années, des fonds étaient alloués pour que la directrice générale de la serre d’Inuvik se rende dans chaque communauté durant quelques jours afin d’animer les programmes éducatifs. Cette approche ne fonctionnait pas : une personne du Sud venait durant une courte durée dans une communauté majoritairement autochtone et expliquait comment faire les choses. Suite à de nombreux efforts, la serre a reçu la permission de réallouer les fonds afin de faire venir les coordonnatrices des serres en région à Inuvik à la place. Ainsi, nous jardinons ensemble dans le cadre d’un programme collaboratif et hands-on, et les coordonnatrices peuvent par la suite retourner dans leurs communautés ayant acquéri des connaissances à partager tout au long de la saison.
J’ai longtemps réfléchi à ma place dans la serre, en tant que personne blanche venant du Sud. Avais-je la légitimité d’entrer dans cette communauté et d’y travailler, sans avoir vécu son histoire ? Je n’ai toujours pas la réponse, mais la présence d’un esprit de collaboration qui a engendré ce programme éducatif et bien d’autres initiatives m’a beaucoup inspirée : je n’ai jamais senti que le travail de la serre était une imposition, mais plutôt une option ou un processus d’apprentissage.
La crise au premier-plan
À part mon jardin et le soleil, l’autre chose ayant occupé une présence constante dans ma vie cet été est la crise climatique. J’en ai remarqué les effets dans le Sud sous la forme d’hivers pluvieux et de canicules, mais jamais avais-je témoigné d’aussi près de ses effets tangibles. L’arctique se réchauffe deux fois plus vite que le reste de la planète. À Inuvik, ce fait n’est pas un sujet dont on parle occasionnellement en politique ou dans les nouvelles, c’est un aspect intrinsèque de la vie de tous les jours.
Je suis arrivée à Inuvik début mai. Vers la fin du mois, il faisait régulièrement entre 17 et 19 degrés en journée — parfois plus chaud qu’il faisait à Montréal — et personne n’avait vu la glace fondre aussi rapidement. L’été a été pluvieux, dans un endroit normalement si sec qu’il est officiellement classé comme désertique. Impossible d’éviter les mentions de changements quand ils sont si prononcés — les gens partaient à la pêche à la baleine deux à trois semaines plus tôt que d’habitude et les poissons n’étaient plus dans les mêmes lacs. Je peux lister ces faits, mais je peine à exprimer l’angoisse fondamentale qu’ils génèrent ; dans le Nord, la dépendance à la terre et ses saisons est infiniment plus marquée. Ce n’est pas seulement plus de pluie ou moins de neige : si le fleuve ne gèle pas, il n’y a pas de route en hiver. Si le pergélisol fond, les bâtiments s’écroulent et l’eau du fleuve est absorbée. Si nous n’agissons pas, des communautés et des écosystèmes entiers seront perdus.
Et je ne crois pas que la sécurité alimentaire et les changements climatiques soient, au final, des enjeux si différents. Si nous voulons vaincre la crise climatique, nous aurons besoin de communautés fortes et de sources locales d’alimentation. Des initiatives telles que la serre communautaire d’Inuvik font pour moi partie intégrante de la solution ; elles permettent de faire un pas vers l’autosuffisance tout en rassemblant et en impliquant la communauté. À mon retour d’Inuvik, je porte donc deux émotions en moi : l’angoisse d’avoir vu de si près la crise existentielle à laquelle nous sommes confronté·e·s et l’espoir de savoir que nous sommes capables d’y faire face.