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Suis-je orientaliste ?

Aux confluences des identités : le danger d’un consensus arbitraire.

Parker Le Bras-Brown

Il ne faut pas ignorer la capacité qu’ont les mots à soumettre des groupes entiers à la généralisation, à la réduction et à des simplifications souvent futiles et inadéquates. Il suffit parfois d’observer les interventions, les avis et les opinions de certain·e·s étudiant·e·s en cours lorsqu’ils·elles parlent du « Moyen-Orient » et des « Arabes » pour s’en rendre compte. (Je m’affranchirai ici des guillemets que requiert l’emploi de ces deux concepts et abus de langage, sans pourtant m’arrêter de les remettre en question.)

La plupart des disciplines des sciences humaines, politiques  et sociales sont sujettes à la critique lorsque celles-ci viennent poser indifféremment l’idée d’universalité de leurs enseignements sur l’entièreté du globe. Ainsi, il semble  crucial de se questionner sur la positionnalité de ceux·celles à l’origine de principes ou paradigmes « nouveaux », notamment en spécifiant l’agent·e qui porte le regard – quel pays, quel·le auteur·rice, quelle sphère, quel domaine. À cette seule condition  pourrons-nous prétendre à plus d’objectivité.

Le Moyen-Orient est un concept et n’existe que par le visage qu’on lui donne

Définir le Moyen-Orient

Certainement, une des régions au centre de l’actualité et qui souffre de grands parangons vides, d’amplifications absurdes et d’essentialisations rapides et veules est bien le Moyen-Orient. Promenez-vous dans les couloirs de McGill et tentez de poser la question « qu’est-ce que le Moyen-Orient ? ». En ce faisant, vous remarquerez que l’on vous citera  probablement les pays du Golf, Le Liban, la Syrie, Israël, la Palestine, la Turquie et l’Égypte. Là, vous verrez les premiers chemins qui divergent quand certain·e·s. ajouteront le Maroc, la Tunisie, la Libye, l’Algérie alors que d’autres parleront de Djibouti ou remettront en question la place de la Turquie. Le Moyen-Orient est un concept et, comme tous les autres, il n’existe que par le visage qu’on lui donne. 

La réponse est là. Le Moyen-Orient est une expression forgée de toutes pièces qui n’est pas consensuelle : Proche ou Moyen-Orient, Afrique du Nord incluse ou non ? Et cette absence de consensus sur la question pose autant problème aux étudiant·e·s et aux chercheur·se·s qu’aux États et aux institutions. Il n’y a qu’à observer la diversité des départements ou facultés actuels centrés sur cette zone et leur dénomination : Centre des études du Moyen-Orient à Harvard, la Faculté des arts (Départements de science politique, Institut des études islamiques…) à McGill, Centre arabe et du Moyen-Orient à l’Université de Beyrouth, Centre des études du Proche et du Moyen-Orient à l’Université de Marburg ou encore le Centre des études modernes orientales de l’Université Humboldt de Berlin… La liste s’allonge, de même que les questions : définir par la langue ? Les ethnies ? Les ressemblances ? L’histoire ? Les cultures ?

L’orientalisme : la face cachée 

Le « Grand Moyen-Orient » de Bush indistinct fait son apparition après le 9 septembre 2001 mélangeant tout et définissant une aire comprenant des pays et appliquant la terminologie « Arabe », ignorant les ethnies réelles (Amazighs par exemple). Il faut se rendre à l’évidence : le Moyen‑Orient est défini comme tel parce qu’il pose problème à l’Occident.

Le Moyen-Orient est au final une conception créée par une impression d’inconnu et de contradiction avec le monde occidental. « L’orientalisme », dans les mots de l’universitaire américain-palestinien Edward Saïd est flagrant. Par ce mot, celui-ci définit, tout d’abord, un mouvement de p​ensée posant une différence entre l’Orient et l’Occident et créant un « autre ». Il y a également une idée de domination, d’autorité, de réaménagement des aires et des contenus de cet Orient. Enfin, il est aussi un ensemble d’institutions qui produisent ce savoir sur l’Orient souvent biaisé. Foucault pensait que le savoir est un pouvoir, Edward Saïd montre que créer ce savoir autour de cette région, c’est pouvoir dominer celle-ci. Alors, c’est le mal final, sublime et immuable. L’Orient est généralisé (« tous les…sont… »), réduit (« des Arabes au Moyen-Orient »), essentialisé (« Le Moyen-Orient c’est l’Islam », phrase prononcée par un professeur de McGill), et aussi pensé par culturalisme (la culture comme source des problèmes sociaux).

Le Moyent-Orient est défini comme tel parce qu’il pose problème à l’Occident 

Dépasser l’orientalisme

À McGill, ce sont des phrases, des idées, des mots parfois prononcés qui le laisse se profiler et ronger les sensibilités et les nerfs de certain·e·s. On entend parfois « vous vous connaissez ? » quand une personne reconnaît un dialecte arabe, persan, turc sans pourtant connaître la personne. Il y a aussi ces interruptions faites en cours comme : « ils sont ethniquement semblables donc ils interagissent entre eux », « dans leur culture, il faut… », « c’est à peu de choses près la même chose » ce qui est assez ironique quand on y pense. Peut-être faudrait-il alors rappeler que deux personnes qui parlent une langue moyenne-orientale ne se connaissent pas forcément, que la culture est malléable, personnelle et jamais le facteur unique d’un acte, et qu’« à peu de choses près », c’est déjà beaucoup de choses pour être identiques. Je m’attarderai aussi ici à rappeler que les déclarations et les prises de paroles lorsque l’on parle de Moyen-Orient en classe commençant par « I feel like » (« je sens que ») sont caduques quand on parle de faits, de littérature scientifique et de sociétés particulières surtout si elles présentent une opinion lointaine, biaisée et ignorante de la réalité. Et disons-le plus franchement comme la vague twitter #orientalisme le rappelle, sur un ton plus comique, « Non Brian, ce n’est pas parce que tu as fait un échange au Liban que tu es un expert du Moyen-Orient ». La subjectivité est rarement source de connaissances et, plus encore, quand il s’agit de questions autour de la zone. 

Alors que faire ? Êtes-vous orientaliste ? La réponse est simple : nous le sommes souvent sans nous en rendre compte. Pour la petite histoire, le sociologue Goffman parle de stigmate inversé, car, en effet, certains stigmatis·é·s, dans notre cas les habitant·e·s de cette zone, vont parfois mettre en valeur leurs stigmates comme des caractéristiques positives. De plus, les pays se définissant comme arabes traitent aussi les autres avec des préjugés, car, hélas, ce vice n’est pas étranger à la zone. Pour autant, et cela fait exemple d’évitement d’une pensée orientaliste, l’existence de faits orientalistes dans cet Orient, ne peut pas justifier l’orientalisme occidental. En d’autres mots, l’argument « ils le font aussi » n’est pas recevable pour justifier un discours essentialisant. Au final, la question est celle de l’intentionnalité : se découvrir orientaliste permet de l’éviter dans la vie quotidienne et dans les cadres universitaires. Pouvoir se questionner au fil des rencontres, des critiques et des expériences de la vie, c’est se délivrer des fausses bonnes généralisations.

Non Brian, ce n’est pas parce que tu as fait un échange au Liban que tu es un expert du Moyen-Orient

En somme, ne pas être orientaliste revient, en quelque sorte, à comprendre, une fois de plus, la singularité et la ressemblance. Il faut être autant attentif aux spécificités culturelles, sociales, politiques et bien d’autres qu’à leur possible adhésion à un schéma plus global et transfrontalier.


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