Le personnage de Paul n’aura certainement pas besoin de présentation pour la plupart des étudiants québécois ; l’œuvre éponyme, fruit de l’auteur italo-québécois Michel Rabagliati, est assurément l’une des séries les plus lues du petit monde de la bande dessinée québécoise des dernières années. La série relate différents moments de la vie d’un homme lambda, Paul Rifiorati, et de son entourage : ce sont le quotidien, les peines et les joies des gens ordinaires que le lecteur découvre au fil des pages, le tout dépeint avec une très grande sensibilité. La BD est aussi reconnue pour sa touche historique : à travers les péripéties des vies des personnages sont enchevêtrés les évènements marquants de l’histoire du Québec depuis les années 1960, comme la crise d’octobre, la période référendaire ou encore l’implantation d’Internet. Le style de dessin de Michel Rabagliati, s’il n’est pas particulièrement mélodieux au premier abord, est extrêmement minutieux dans l’attention portée aux détails, comme les objets représentés, ou les devantures des commerces. Chaque album de Paul est en soi une excursion dans la culture québécoise. C’est donc dire que le neuvième opus de cette série, sobrement intitulé Paul à la maison, était extrêmement attendu dans les librairies du Québec lors de sa sortie en novembre dernier.
Mal-être moderne
Dès les premières pages, Paul à la maison est fondamentalement différent des autres tomes de la série. Alors que le ton avait toujours été auparavant plutôt optimiste, il se dégage de ses pages une puissante impression de mélancolie et de monotonie. Paul, qui a été confronté à un divorce et au départ progressif des membres de sa famille dans les dernières années, fait maintenant face à une solitude écrasante. Dans sa nouvelle maison loin du quartier où il avait fait sa vie, il passe ses journées seul, ou plutôt avec sa télévision, son caniche et ses appareils médicaux. Pris de court par les années, il peste presque constamment contre les nouvelles technologies qui, selon lui, ont causé cet effritement de la communauté. D’ailleurs, l’une des scènes les plus grinçantes du livre montre un rêve de Paul dans lequel il arrache les cellulaires des passagers d’un bus.
À travers son personnage, Michel Rabagliati pose des questions inquiètes sur la modernité. Est-ce que notre mode de vie, axé sur l’accumulation de richesses par le travail et sur la gratification immédiate par la surconsommation, consomme trop de notre espace mental pour que nous puissions nous concentrer sur ce qui nous rend heureux ? Et surtout, peut-on être heureux, ou est-ce notre société qui nous fait croire à un idéal inatteignable, du moins en son sein ? Clairement, pour Paul, le bonheur en vieillissant n’est pas une chose qui va de soi ; l’une des peurs principales du personnage semble être de vieillir et de finir seul, malheureux et inapte.
Tragédie de la banalité
Tout au long du livre, il semble presque inévitable que Paul finisse par se sortir par lui-même de sa mélancolie. On s’attend à tout moment à le voir s’habiller, sortir de chez lui et renouer avec la jovialité qu’il avait dans les tomes précédents. Mais, malgré quelques rebondissements, cela n’arrive jamais. Au contraire, le livre se termine à peu près où il a commencé, au milieu de la déprime et de la solitude. Même s’il ne présente pas une intrigue palpitante et même s’il vous mettra probablement le cœur à l’envers, Paul à la maison se distingue par une sorte de beauté fatale, celle d’une tragédie moderne et banale.