Le Délit s’est entretenu avec le spécialiste Daniel Béland, professeur titulaire de la chaire James McGill au département de sciences politiques et directeur à l’Institut d’études canadiennes de McGill (IÉCM), sur les conséquences de l’épidémie mondiale de COVID-19 au Canada. Cet article est le dernier d’une série de quatre, portant sur la façon dont cette épidémie affecte le concept de « nation » au Canada et dans le monde.
Le Délit (LD) : Est-ce que vous pensez que les nationalismes au Canada — autant le nationalisme canadien que le nationalisme québécois — vont gagner en popularité à la suite de cette crise ou, au contraire, que les Québécois vont devenir plus fédéralistes à cause de l’aide fédérale ?
Daniel Béland (DB) : Je pense que, plutôt que le retour de l’État-nation, on a le retour de l’État en général. Quand il y a une crise soudaine, l’État est la bouée de sauvetage ; tout le monde en a besoin. Je pense que sa légitimité est donc accrue. Mais est-ce que ça va durer ? Je ne sais pas.
Pour ce qui est du nationalisme dans l’Ouest, je pense que la crise actuelle a réduit la popularité du Wexit. Je n’ai pas vu les sondages encore, mais on le voit dans le discours politique. Jason Kenney, par exemple, qui a essayé par le passé de capitaliser un peu là-dessus, s’est calmé dans ses relations avec Ottawa, parce qu’en Alberta, l’économie s’est détériorée encore davantage. On sait que cette détérioration n’est pas à cause de Justin Trudeau, ou des libéraux, ou des pipelines : c’est à cause de la crise économique mondiale en cours. D’ailleurs, la baisse des prix du pétrole date de 2014 ; ça n’a donc rien à voir avec le gouvernement fédéral en tant que tel.
Donc, en ce moment, la question du Wexit s’est atténuée. À mon avis, c’était seulement un moyen de faire pression sur Ottawa pour améliorer les choses, en profitant de la popularité des conservateurs en Alberta et en Saskatchewan.
Pour ce qui est du Québec, c’est un peu difficile à dire. La popularité de François Legault a certainement augmenté au début de la crise, et même si elle baisse un peu en ce moment, elle reste quand même élevée. Le nationalisme québécois a donc pris des vitamines durant la crise. Le slogan « ça va bien aller » et les points de presse de M.Legault, que les gens ont regardés religieusement à une heure de l’après-midi chaque jour, y ont contribué. Le directeur national de santé publique, Horacio Arruda, est aussi très populaire.
L’idée de l’État devient de plus en plus légitime. C’est vrai pour l’État fédéral (qui donne beaucoup d’argent et gagne de la popularité), mais aussi pour l’État provincial, surtout au Québec, où les gens identifient l’État avec la nation.
Est-ce que ça va avoir un effet durable ? Je pense que la situation actuelle donne du vent dans les voiles des nationalistes parce qu’il faut se tenir ensemble. Il faut promouvoir la solidarité, et cette solidarité prend souvent une dimension nationale. Mais ça pourrait changer, dépendamment aussi de la dynamique de relations entre le Québec et Ottawa, de la relation entre Justin Trudeau et François Legault.
LD : Vous nous parlez de solidarité. Est-ce que la crise a augmenté la solidarité entre provinces ?
DB : Je pense qu’à court terme, il y a beaucoup moins de bisbille. Le discours a changé parce qu’avant la crise, souvenez-vous, il y avait l’Alberta qui critiquait le Québec au sujet des pipelines, par exemple. Mais, même juste avant la crise, la situation s’était améliorée. Il y a eu un front commun des provinces pour demander de nouvelles mesures fiscales d’Ottawa. Donc, oui, il y a eu plus de collaboration entre les provinces.
Mais je ne pense pas que ça va durer, parce qu’éventuellement, on va revenir à la normale. Le Canada, c’est le Canada. Même si le niveau de conflit intergouvernemental a quand même diminué durant la crise — ce qui n’est pas le cas dans d’autres états fédéraux comme les États-Unis ou le Brésil — la situation est temporaire. Et donc, les conflits qui existaient avant vont revenir à la surface d’une façon ou d’une autre. Là, on ne parle plus tellement de construction de pipelines ou encore de politique environnementale, mais lorsqu’on va revenir à ces sujets-là, les divisions qui existaient avant reviendront aussi.
LD : Le Canada ne change donc pas avec la crise ?
DB : Je pense que les provinces vont certainement s’allier pour demander plus d’argent à Ottawa (comme elles le font toujours). Mais vous savez, ce qu’on voit, c’est assez exceptionnel : si on regarde les crises précédentes — la Première Guerre mondiale, la Deuxième Guerre mondiale, la Grande Récession de 2009 — souvent, il y a eu de la bisbille entre Ottawa et au moins une province. Mais dans cette crise-là, jusqu’à tout récemment en tout cas, il y a eu, au moins, une harmonie de façade assez importante entre Ottawa et les provinces. Même si je crois que ça ne durera pas, c’est quand même une situation exceptionnelle. On a même vu l’Alberta et le Québec “se serrer la main” quand l’Alberta a envoyé des masques au Québec.
Donc, il y a quand même eu une collaboration réelle entre Ottawa et les provinces, notamment en matière de santé publique. Parfois, il y a eu plus de bisbille sur le plan du discours politique : Justin Trudeau qui critiquait un peu indirectement François Legault ; François Legault qui critiquait Justin Trudeau au sujet de la fermeture des frontières qui tardait, selon lui, ou même l’armée qui n’est pas intervenue assez vite pour aider les résidences pour personnes âgées. Cependant, les bureaucrates collaborent, les fonctionnaires collaborent, les ministres collaborent. Il y a beaucoup de contacts à l’arrière-scène qu’on ne voit pas. Et cette collaboration pourrait avoir des effets durables, mais sur le plan politique, les conflits traditionnels reviendront à l’avant-scène un jour ou l’autre. C’est inévitable.
Les propos de M. Béland ont été édités par souci de concision. Propos recueillis le mardi 12 mai.