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Démystifier la jeunesse

Discussion avec Jad Orphée Chami, nommé au Gala Québec Cinéma pour sa composition de la musique du film « Antigone » de Sophie Deraspe.

Clara Lazare

Veuillez noter que cette entrevue ne contient aucun divulgâcheur du film Antigone. 

Du mythe à la réalité

« Tout artiste aujourd’hui doit créer une sorte de mythe autour de lui. »

Jad Orphée Chami, 21 ans, ne lance pas ces mots à la légère. En fait, le jeune artiste aura allié courage et ambition pour pouvoir poursuivre ses passions, lui permettant de composer de la musique pour un long-métrage pour la première fois de sa vie, soit pour le film Antigone, de Sophie Deraspe. 

En plein « casting sauvage », la réalisatrice derrière Les loups et Le Profil Amina aura eu la surprise de voir Jad Orphée Chami, alors âgé de 19 ans, se présenter non pas pour obtenir un rôle dans son film…mais plutôt pour y composer la musique ! Une expérience que le principal intéressé qualifie d’ailleurs d’ « assez drôle ». « Je pense que Sophie [Deraspe] a vu que ce projet-là me parlait et ça allait au-delà de composer mon premier long-métrage », établit-il, précisant par ailleurs qu’il est nécessaire pour un compositeur de musique de film d’être cinéphile.

« Ça a pris un an avant que ça se concrétise », précise Chami, qui avait tout de même décidé de participer au tournage à titre de figurant afin de pouvoir s’inspirer. Le thème d’Antigone (Une femme) a été la première pièce envoyée. C’est ce qui a confirmé la place de Jad Orphée Chami comme compositeur du film, un travail de longue haleine qui lui aura pris de nombreux mois. « Ce qui était stressant, c’est que c’était ma dernière année à Concordia. J’avais 6 cours par semestre, c’était assez intense. » 

En collaboration avec Jean Massicotte (un être « absolument extraordinaire » selon le compositeur), Chami a composé de nombreuses pièces pour quatuor à cordes, clarinette et piano. Massicotte a plutôt opté pour des nuances électroacoustiques, composant deux pièces avec Jad Orphée Chami. Ce dernier en retire une grande expérience de confiance, alors qu’il se retrouvait à ce qu’il qualifie d’ « âge des manifestes ». Une expérience en symbiose avec la réalisatrice, qui est également une mélomane.

D’ailleurs, Sophie Deraspe se retrouve dans le générique du film en tant que pianiste, un caméo qui relève plutôt d’une anecdote cocasse :« Sophie me disait “Est-ce que tu peux jouer en stop motion?” J’ai dit : “Mais ça veut rien dire au piano, stop motion.’’ Elle se met au piano et elle me joue quatre notes, mais elle les joue de manière un peu statique… On l’entend à un moment dans la bande-son ! »

Ce qu’en retire Jad Orphée Chami est surtout une confiance spécifique au Québec envers les jeunes : « Montréal fait confiance à sa jeunesse et on l’a vu avec Antigone qui est composé de jeunes autant dans l’équipe créative que dans le casting. » 

Le minimalisme comme terrain d’entente

À première vue (ou plutôt à première écoute), la musique lyrique, voire romantique, de Chami adhère de manière très ténue à la filmographie de Deraspe, qui est plutôt reconnue pour son cinéma cru et socio-réaliste. À mi-chemin entre les deux univers, les artistes ont semblé opter pour une approche plus minimaliste.

« Ce n’est pas un hasard que Une femme soit la première pièce. Une femme est un compromis intéressant. Je joue à la fois sur la tension et les résonnances très minimalistes tout en laissant du temps pour le silence », explique l’homme originaire de Beyrouth.

« C’était un gros défi avec Sophie. Son rapport avec la musique est extrêmement proche avec celui de Jacques Audiard… cet amour du silence, ce silence très gourmand, on le retrouve dans Les signes vitaux, par exemple… et je pense qu’elle avait du mal à envisager un film où la musique n’est pas une sorte d’événement mis à part… Dans Les signes vitaux, la musique arrive à des moments précis », souligne Chami, qui affectionne le « sublime […], les grandes cordes, les thèmes mystiques qui montent au-dessus du son, les notes qui flottent. »

D’ailleurs, Chami apprécie particulièrement la vision de Deraspe en ce qui a trait à la représentation des personnages : « Je refuse de penser que la représentation crue est une représentation éthique. Je pense que, si on veut honorer l’histoire de quelqu’un, on essaie de la retranscrire telle quelle, mais, en même temps, en y injectant une dose de lyrisme et de compassion. »

Les honneurs pour Antigone

Le film Antigone de Sophie Deraspe continue de récolter les honneurs, et ce, malgré la pandémie. Ayant remporté le prix du Meilleur film canadien au Festival international du film de Toronto et ayant représenté le Canada dans la course aux Oscars pour l’obtention du prix du Meilleur film international, Antigone a brillé à la fin du mois de mai en récoltant 5 Prix Écrans Canadiens, soit ceux du Meilleur film, de la Meilleure actrice (Nahéma Ricci), de la Meilleure actrice de soutien (Nour Belkhiria), du Meilleur scénario et du Meilleur montage.

Antigone est nommé pour 8 Iris à l’édition 2020 du Gala Québec Cinéma, qui, pandémie mondiale oblige, aura lieu à distance, dont Meilleur film, Meilleure réalisation et Meilleur scénario. Jad Orphée Chami s’y retrouve avec Jean Massicotte pour le prix de la Meilleure musique originale. De quoi ébahir le principal intéressé, qui ne s’associait pas nécessairement au monde de la musique de film : « On trouve beaucoup moins de jeunes [en musique de film]. J’avais l’image du compositeur de musique de film à la Howard Shore… Des gens avancés dans l’âge, qui ont une certaine maturité… le “vieux bonhomme” assis derrière son piano comme Hans Zimmer. »

Howard Shore, Jad Orphée Chami s’en rapproche à sa manière. En boule dans son lit alors qu’étaient dévoilés les finalistes du Gala Québec Cinéma, le jeune compositeur a eu l’immense surprise de se retrouver nommé aux côtés de la sommité musicale, qui est en lice grâce à son film The Song of Names. À ce sujet, le compositeur en cherche encore ses mots : « Le prix que j’ai gagné, je l’ai gagné lorsque j’ai été nominé à côté d’Howard Shore… À 21 ans, tu es nominé à côté du mec qui t’a créé la plus grosse ouverture de film avec Lord of the Rings… Le gamin que je suis était très impressionné », lance-t-il, assurant ainsi qu’il est « déjà comblé ».

Jean-Michel Blais (Matthias & Maxime), Andréa Bélanger et David Ratté (Il pleuvait des oiseaux) et Peter Venne et Christophe Lamarche-Ledoux (Le vingtième siècle) viennent compléter la catégorie de Meilleure musique originale.

Cette année, le cinéma québécois aura rayonné notamment par de magnifiques films réalisés par des femmes portant sur des sujets tels l’identité et la relation sœur-frère (je pense ici notamment à La femme de mon frère de Monia Chokri et Jeune Juliette d’Anne Émond). Jad Orphée Chami se réjouit de constater que les films cette année sont « forts ».

« C’est puissant, fort et beau de voir qu’Antigone et le cinéma a pu rayonner malgré cette crise » reconnaît-il, statuant de surcroît que « le cinéma québécois mérite de briller ».

L’identité comme essence

En quelque sorte, le fait que la première composition de Jad Orphée Chami pour un long-métrage soit pour une adaptation d’une tragédie de Sophocle ne semble pas si anodin. Les conflits identitaires façonnent et fascinent le jeune homme, qui se sent tout aussi relié à son Liban natal qu’au Québec (où il a passé 5 ans), qu’à la France (où il effectue présentement ses études, à l’École des hautes études en sciences sociales). Élaborant présentement un projet de recherche-création sur la performance de l’histoire orale, soit « comment porter la voix d’autrui », il cherche à mettre en scène les récits des familles de disparus durant la guerre civile libanaise. De quoi donner une certaine continuité à ses études à Concordia, université qui lui a « appris à être artiste » et qui lui a permis de « comprendre qui [il est] comme artiste ».

Inspiré par Wajdi Mouawad (qui partage une histoire assez similaire), l’homme, qui rêvait autrefois d’être une diva de la pop telle Britney Spears ou Mika, rêve plutôt de sortir un EP ou un album à la croisée de ses passions musicales et de ses explorations artistiques. Le jeune homme ayant composé pour Pierre-Marc Ouellette (École de danse contemporaine de Montréal) en 2019 explore désormais les sonorités électroacoustiques et aimerait une fois pour toutes représenter « l’esthétique bizarre entre deux mondes de culture pop et d’expressionnisme musical » qui bâtit son identité musicale.

La bande sonore du film Antigone, composée par Jad Orphée Chami et Jean Massicotte, se retrouve sur de nombreuses plateformes d’écoute en ligne.

Le film Antigone de Sophie Deraspe se trouve en vidéo sur demande à la boutique en ligne de la Maison 4:3, sur Le Clap, sur Illico, sur Crave, sur Bell, sur Telus et sur Itunes Store. Il sera présenté sur Super Écran 1 le jeudi 11 juin à 10h05 et le 12 juin à 5h05. Il est également disponible en DVD.

Le Gala Québec Cinéma aura lieu le 10 juin en deux parties : à 19h00 sur le Web et à 21h00 à l’émission Bonsoir Bonsoir ! pour les prix de la Meilleure actrice, du Meilleur acteur,  pour le prix du public et celui du Meilleur film.


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