« Le 21e siècle sera féminin ou ne sera pas », a‑t-on pu entendre à de nombreuses reprises au cours des dernières années, notamment durant la Journée internationale des femmes le 8 mars. Que ce slogan soit prémonitoire ou non, là n’est pas la question. Il s’agit de comprendre : qu’entendons-nous véritablement par un « siècle féminin » ?
Le genre, d’hier à aujourd’hui
La notion d’identité de genre est d’abord née d’un long processus de recherche : des études amorcées dans les années 1930 jusqu’à la théorie queer en 1990, rendue célèbre avec la publication de l’ouvrage phare de Judith Butler, Trouble dans le Genre (1990). Il est aujourd’hui souvent accepté que la féminité et la masculinité sont des constructions sociales, confectionnées à partir de normes et de principes attribués à chaque genre. Depuis que le genre n’est plus identifié comme une donnée naturelle inhérente à chaque individu, l’homme ou la femme contemporain·e est libre de décréter celui auquel il‧elle appartient.
Dans sa conférence TED, Miller nous suggère de les concevoir d’abord comme des comportements qui se distinguent par l’intention qui les précède. Ainsi, un comportement féminin serait caractérisé par la volonté de tirer une certaine satisfaction de l’acte lui-même, tandis qu’un comportement masculin serait déterminé par la poursuite du résultat de l’action entreprise. L’écrivaine nous invite à réfléchir aux différentes motivations nous poussant à prendre un café chaque jour. Boire une tasse de café pour son amertume, son corsage ou sa simple chaleur serait une manière féminine de le faire tandis que boire un café pour son effet énergisant serait une manière masculine d’entreprendre cette action. Ainsi, une attitude dite masculine ou féminine serait moins caractérisée par le genre de l’individu que par son état d’esprit. Plutôt que de penser la féminité et la masculinité comme deux concepts diamétralement opposés et exclusifs, décrivant soit les caractéristiques d’une femme, soit les caractéristiques d’un homme, Miller ouvre le champ des possibles. Ces derniers ne qualifient dorénavant plus des êtres, mais des intentions. Une femme pourrait ainsi étudier de manière masculine dans le but d’obtenir l’emploi de ses rêves, tout comme un homme pourrait étudier de manière féminine, pour le simple plaisir d’apprendre et d’embrasser la connaissance. Repenser ainsi la féminité et la masculinité délivre les individus de leur rôle social attendu, culturellement relié à leurs sexes. Féminin et masculin ne sont plus que des concepts désignant une manière de faire, qui s’entremêlent, s’enchevêtrent, et se confondent au cours d’une même journée, brouillant ainsi les frontières du genre et ouvrant la place à de nouvelles possibilités.
Toujours dans sa conférence TED, Michelle Miller nous raconte combien elle a renié sa part féminine durant de longues années : ambitieuse et travaillant d’arrache-pied, elle semblait réussir tout ce qu’elle entreprenait. Toutefois, à l’approche de ses quarante ans, bien qu’ayant atteint certains critères de réussite sociale, elle réalise combien elle se sent incomplète. À force de se fixer sans cesse des objectifs, elle comprend qu’elle a perdu toute appréciation du moment présent. Elle s’inscrit alors à un cours d’écriture et redécouvre le plaisir de faire. Elle se sent comblée pour la première fois depuis longtemps. Dans son témoignage, elle insiste ainsi sur la complémentarité des deux concepts de féminité et masculinité : chaque individu doit parvenir à un équilibre sain entre les deux, adoptant un comportement masculin pour atteindre un objectif et un comportement féminin pour en apprécier le cheminement.
Travail, genre et travail genré
Dans une société où le temps s’accélère toujours plus, où les journées se raccourcissent et la vie professionnelle triomphe sur la vie privée — le temps c’est de l’argent ! —, les phénomènes de surmenage au travail sont devenus communs pour se plier aux impératifs du profit, comme l’attestent les taux en hausse de dépression et de burnout liés au travail, notamment dans les pays du Nord. Au Japon, il existe même un mot pour désigner la mort subite d’employé·e·s de bureau par arrêt cardiaque ou par suicide liée au surmenage ou au stress qu’il·elle·s subissent : le karōshi. Alors que le travail devrait être source d’émancipation pour les hommes et les femmes, son caractère aliénant a déjà été mis en lumière par Karl Marx au 19e siècle, pointant du doigt les dérives du capitalisme. Au paroxysme de la division du travail, le·la travailleur·euse serait aliéné·e en étant réduit·e à un « simple appendice de machine » (Manifeste du parti communiste, 1848). L’existence d’un tel travail, aux antipodes de l’épanouissement personnel, s’apparenterait davantage à un mode de production masculin dans la dialectique de Miller, car concentré sur l’objectif du profit et de l’accumulation.
Or, cette manière masculine de produire ne s’avère aucunement viable pour l’être humain, car elle nous dépossède du fruit de notre travail et nous « suce le sang » (Manifeste du parti Communiste, 1848), parfois jusqu’à la mort comme dans le cas tragique des karōshis. Bien que l’expression de notre féminité soit essentielle à l’atteinte du bonheur intérieur, la sous-valorisation des qualités féminines est une caractéristique indéniable de nos sociétés patriarcales et capitalistes. Prendre le temps de s’adonner à des activités chronophages et hédonistes, telles que la lecture, le jardinage, le cinéma, la cuisine et la promenade a souvent été stigmatisé, car ces activités sont jugées non productives ou perçues comme secondaires, en raison du manque de temps.
Rendez-en vous compte par vous-mêmes : combien de fois vous êtes-vous sentis coupables de n’avoir « rien fait » après avoir passé une journée à la maison ? Si vous y regardez de plus près, vous verrez qu’en réalité, vous avez fait bien plus que ce que vous pensez : entre le petit-déjeuner que vous avez grandement apprécié, le film que vous avez regardé, le rangement rapide de votre chambre et la petite introspection que vous avez pu réaliser sur vous-même… cette journée vous aura procuré de multiples petites satisfactions. Seulement cela, au moment de vous coucher, vous l’oublierez instantanément : vous aurez le sentiment de ne pas avoir accompli quoi que ce soit, car la société nous a inculqué la dévalorisation de ces instants précieux. Or, sans eux, très peu d’entre nous arriveraient à joindre les deux bouts face à l’augmentation des pressions sociales, économiques, énergétiques et climatiques auxquelles nous faisons face tous les jours.
La féminité, salut de notre civilisation
Dans un contexte de libération de la parole des femmes et des progrès de la cause féministe, il semble nécessaire de rappeler que, contrairement à ce que des conservateur·rice·s naïf·ve·s pourraient penser, il ne s’agit pas de faire de la place aux femmes dans une société patriarcale et masculine. L’égalisation des salaires et la nomination de certaines femmes à des postes clés ne suffiront pas. Il est question de transformer la société en profondeur et de se réconcilier avec notre part de féminité afin de la valoriser autant que l’on valorise actuellement les comportements masculins dans nos sociétés (accomplissement, succès, détermination). Et l’urgence croît à mesure que le climat se dérègle et que les ressources naturelles s’épuisent. En effet, la non-viabilité du système capitaliste se manifeste, non seulement dans le stress croissant qu’il génère pour ses salarié·e·s, mais aussi dans la tension qui émane du rapport que chaque individu entretient avec sa fonction au sein de l’entreprise. Progressivement, les consciences s’éveillent sur le coût environnemental et social de ce système, plongeant certaines d’entre elles dans une profonde désillusion. « Notre civilisation est sacrifiée pour qu’un petit nombre de personnes ait la possibilité de continuer à gagner des sommes d’argent énormes », avait ainsi déclaré Greta Thunberg durant la 24e Conférence des Parties à la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (COP24) en Pologne. Comme l’estiment de nombreux académicien·ienne·s tel‧le‧s que Frédéric Joignot, l’impératif de la croissance économique continue de prévaloir à l’urgence environnementale aux yeux des dirigeant·e·s politiques. Bien que la sonnette d’alarme ait été tirée depuis le rapport Meadows en 1972, qui soulignait les limites de la croissance économique et démographique de l’humanité, les résolutions demeurent insuffisantes et cette apathie, criminelle. Comme le résume la jeune activiste suédoise, « si les solutions sont introuvables à l’intérieur du système, alors peut-être devons-nous changer de système ». Ainsi, plutôt que de se tourner vers des systèmes communistes qui se sont avérés tout aussi néfastes pour l’environnement, la solution résiderait peut-être dans la féminité.
Ces questions sont au cœur du mouvement écoféministe qui regroupe des préoccupations environnementales et féministes, faisant un lien entre la destruction de la nature et les différentes formes d’oppressions des femmes, soutenant par exemple qu’historiquement, le patriarcat a été au centre des décisions qui ont contribué à détruire l’environnement. En effet, si l’on considère que la plupart des grandes firmes multinationales ont été et sont encore dirigées par des hommes dans une logique patriarcale, le constat est clair. Un exemple frappant de cette dynamique est le géant nord-américain Cargill, spécialisé dans la viande et l’alimentation pour bétail, qui a été élu « pire entreprise du monde » par Mighty Earth en 2019, notamment en raison de l’importante déforestation de l’Amazonie liée à ses activités en Bolivie, au Brésil, au Paraguay et en Argentine. Or, il suffit d’un coup d’œil à l’organigramme de Cargill pour constater que ce sont largement les hommes qui y occupent les postes clés (directeur général, directeur des finances, etc.).
La féminité pour mener le combat
De nombreux·se·s écologistes, militant·e·s féministes et écoféministes se sont engagé·e·s afin de mettre un terme aux actions dévastatrices de certaines entreprises mondiales peu soucieuses des dommages collatéraux de leur production. Vandana Shiva, l’une des femmes les plus influentes au monde selon le magazine Time, s’est faite porte-parole du combat contre les multinationales occidentales, s’opposant ainsi au patriarcat capitaliste qui n’a de cesse de s’intensifier à mesure qu’elles gagnent en puissance. Cette écoféministe indienne a gagné de nombreux procès, dont un contre le géant Coca-Cola. En 2004, l’entreprise avait considérablement dégradé les nappes phréatiques et asséché les alentours en construisant une nouvelle usine dans le sud de l’Inde. Elle avait obtenu l’autorisation de produire 561 000 litres de soda par jour, sachant qu’un litre nécessite 3,8 litres d’eau pour sa production. Ainsi, la privatisation de l’eau est devenue concevable et praticable dans un système où les biens collectifs essentiels à la survie sont vus comme des revenus et non comme des biens dont il faut assurer la distribution équitable et l’accès à tous. En remportant le procès, Vandana Shiva a su mettre une halte, ne serait-ce que temporaire, à cette injustice.
Alors pourquoi les femmes ont-elles plus tendance à se soucier de la cause environnementale ? Certaines écoféministes revendiquent un certain lien mystique qui unirait la Terre et les femmes, donneuses de vies, d’une manière plus profonde que les hommes. L’Organisation des Nations Unies (ONU) rappelle par ailleurs qu’en raison des nombreuses inégalités dont il·elles sont victimes, les femmes et les enfants auraient 14 fois plus de risques de mourir lors de catastrophes naturelles, ce qui expliquerait le fait que les femmes perçoivent le changement climatique comme un problème plus sérieux que les hommes ne le perçoivent. Puisque, comme nous l’invite à penser Miller, nous comprenons la féminité et la masculinité comme un rapport qu’un individu entretient avec le monde qui l’entoure, il est maintenant venu le temps de se reconnecter avec notre féminité, car elle seule nous permet d’apprécier la chance que nous avons de vivre sur Terre. Il s’agit en premier lieu de se reconnecter à la Terre Mère dont les qualités mystiques ont été sapées par un modèle économique cherchant exclusivement à en exploiter les ressources. Comprendre que nous appartenons à un cycle de vie terrestre nous aiderait sans aucun doute à renouer avec la Terre, en nous rendant plus reconnaissants et plus humbles. Il serait ainsi plus facile de trouver des motivations pour porter le changement en faveur de sa protection.