Dans le froid printanier qu’a vécu notre métropole, c’est toute la ville qui s’est mise sur pause, musées, théâtres et festivals inclus. Ce grand gel collectif, malgré l’arrivée de l’été, est loin d’être achevé pour bien des espaces culturels, qui ressentent encore intrinsèquement les effets pervers de la pandémie, que ce soit par le ralentissement de leurs activités, la perte importante de revenu, ou encore l’impossibilité d’envisager un retour « à la normale ».
S’il est clair que les différents domaines artistiques ont été touchés à plusieurs niveaux, il va de soi que tous n’en ont pas ressenti les mêmes effets. Tandis que de nombreux espaces culturels ont été contraints de cesser leurs activités, d’autres ont tenté la transition vers le web. C’est notamment le cas du Festival de poésie de Montréal, pour lequel la pandémie aura été à la fois un énorme défi, mais aussi un épisode porteur de changements positifs pour l’avenir.
Repenser l’espace poétique
Unique activité du genre en Amérique du Nord, le Festival de la poésie de Montréal œuvre à la promotion, au développement et au rayonnement de la poésie québécoise au Canada et à l’international. Porté par un double mandat – celui de présenter le livre et celui de créer une rencontre entre les poètes et le lectorat – le Festival est un lieu privilégié qui accueille l’ensemble du monde de l’édition de la poésie au Québec.
Imaginer une transition en ligne pour un événement de cette ampleur n’a donc pas été une mince tâche, nous confie Isabelle Courteau, directrice artistique et générale du Festival. « C’est sûr qu’en personne, la parole résonne différemment. L’une ne remplace pas l’autre. On s’entend que la rencontre, la découverte, faire dédicacer son livre par les poètes, pouvoir échanger avec eux, ça reste fondamental, en mon sens. »
Dans la période stressante qu’a été le confinement, madame Courteau nous confie toutefois que la transition numérique a été à la fois très bénéfique et énergisante pour son équipe. Présentée entièrement en ligne du 1er au 7 juin dernier, la 21e édition du Festival mettait à l’honneur les poétesses d’Amérique latine. Y a été présenté du contenu varié, composé de vidéos, de conférences, de balados et d’événements en direct à regarder dans le confort de son salon.
Pour la directrice artistique, le contexte favorable dans lequel s’inscrivait alors le Festival a permis de rendre la transition possible : « Depuis 2014, on s’est beaucoup intéressé à la vidéo. C’est un médium qui a vécu une démocratisation, avec l’arrivée des téléphones et des nouvelles caméras. La poésie a bénéficié de ça, notamment avec la création des rendez-vous vidéo-poésie. »
Ces rendez-vous constituent une compétition mise sur pied dans le cadre du Festival, où un appel à projet est lancé aux poètes et réalisateur·rice·s qui peuvent soumettre un poème prenant la forme d’un film. Ces courts-métrages sont bien souvent à la frontière de la poésie, du cinéma, et de la vidéo expérimentale, ce qui permet un renouveau créatif aux déclinaisons aussi nombreuses qu’uniques. « La vidéo expérimentale a un rapport plus étroit aux textes et aux arts visuels. Il y a un dialogue entre la poésie, le texte, la vidéo. Puis de notre côté, les rendez-vous vidéo-poésie nous avaient déjà un peu préparés à envisager une transformation d’une partie des projets », confie la directrice.
Une portée différente
Les festivités, pour la plupart adaptées dans leur intégralité, ont d’ailleurs eu une portée bien distincte auprès des festivaliers et festivalières dans leur version « en ligne ». Alors qu’à chaque année, le Festival organise un marché de la poésie, une multitude de lectures publiques ainsi que plusieurs conférences, tables rondes et spectacles, le tout s’est adapté afin d’offrir une expérience poétique modifiée, mais unique. À titre indicatif, les rendez-vous vidéo-poésie ont normalement lieu au cinéma Beaubien, où la capacité maximale d’une salle est de 75 personnes. Accessibles en ligne, ces rendez-vous auront été visionnés par plus de 1000 personnes cette année.
Prudente, Isabelle Courteau affirme toutefois que cette portée est certes plus importante, mais avant tout bien différente. S’il est difficile de faire déplacer les gens pour un événement en présentiel, la mise en ligne permet de rejoindre un public plus large, parfois issu de milieux plus éloignés. Mais il y a quelque chose d’unique, dit-elle, dans la portée qu’a un texte sur un auditoire, lorsque déclamé en direct, devant des gens. Il est difficile de savoir si l’expérience en ligne peut réellement être équivalente, voire même suffisante.
S’il est difficile de faire déplacer les gens pour un événement en présentiel, la mise en ligne permet de rejoindre un public plus large, parfois issu de milieux plus éloignés.
Un équilibre précaire
Bien que la transition en ligne de certaines activités se soit réalisée sans trop de remous, l’un des aspects les plus affectés du Festival de la poésie concerne la vente de livres. Pour le mois de mars et d’avril, alors que le confinement était à son apogée, les ventes de livres ont chuté à moins de 35% de leur volume habituel. Pour compenser cette baisse drastique, les libraires ont dû se démener et explorer l’étendue des possibles afin d’éviter le pire.
Des expériences de cueillette ont été mises en place dans certaines librairies, tandis que d’autres misaient davantage sur le web. Mais la vente en ligne réussit bien mal à la poésie : alors qu’un recueil se vend normalement entre 10 et 12$, les frais de livraison s’élèvent parfois au double de ce montant. Pour les acheteuses et acheteurs, cela représente un frein significatif à l’achat, d’autant plus que le marché du livre, notamment pour le livre de poésie, est déjà précaire, et repose en grande partie sur l’art presque perdu de « bouquiner », soit de cueillir un recueil à même les rayons de la librairie, sans avoir au préalable un titre en tête.
Un autre des enjeux fondamentaux pour de nombreux espaces culturels concerne la vente de billets. Alors que plusieurs organismes culturels ne réussissent à survivre que grâce au revenu engendré par les billets, les mesures de confinement prises dès le mois de mars dernier ont occasionné de nombreux remboursements pour les acheteuses et acheteurs, entraînant par le fait même des pertes significatives pour les musées, les festivals et autres organismes du milieu.
L’initiative citoyenne #billetsolidaire, amorcée par plusieurs membres du secteur culturel québécois, a tenté d’encourager les consommatrices et consommateurs à conserver leurs billets de spectacle en évitant de demander un remboursement afin de soutenir l’industrie culturelle. Mais si les producteurs vivent une période de crise, il en va de même pour les consommatrices et consommateurs. Il est ainsi difficile de faire primer le bien commun de l’industrie, quand la classe moyenne est elle-même plongée dans une situation financière précarisée.
« La poésie, cette forme littéraire jusqu’au-boutiste, est à privilégier pour réenvisager le monde avec courage et créativité »
Exister dans l’ombre
Si la vente de billets n’est pas un enjeu majeur pour le Festival de la poésie, qui travaille en gratuité pour le public, Isabelle Courteau affirme toutefois qu’en tant que milieu souvent perçu comme un épiphénomène, la poésie tend à se dissoudre de l’imaginaire collectif, souffrant de son manque de représentativité. « La pandémie a vraiment été un choc dans le sens qu’il n’y a rien d’acquis pour la poésie. Nous ne sommes pas dans une société où la poésie est très prisée. »
Pour madame Courteau, il est d’autant plus important de lui faire de la place dans l’espace public, pour éviter qu’elle ne disparaisse. « Le milieu de la culture est vraiment fragile. Ce genre d’événement met en lumière la précarité du milieu. Ç’a quelque chose de terrifiant. » On pense par exemple au milieu théâtral, qui, durant la pandémie, a dû complètement fermer ses salles. En l’absence de pièces, c’est comme si le théâtre avait disparu de l’espace public. Les gens ne peuvent pas voir les pièces, les médias ne peuvent pas les critiquer, bref, c’est tout un pan de la culture qui se perd avec la fermeture de ces lieux de diffusion.
Évidemment, des alternatives en ligne ont été mises de l’avant, mais ce que nous rappelle madame Courteau, c’est que plus petit est l’espace offert aux représentations culturelles, moins les gens s’en préoccupent. C’est un phénomène d’ailleurs très présent dans les médias actuels. « Les festivals ne sont plus couverts autant qu’avant, en tant qu’événement significatif, dans les grands médias. Le Devoir fait normalement un encadré ou quelque chose pour couvrir certains grands événements, mais l’orientation éditoriale a changé : ce n’est pas seulement l’espace qui est plus petit, c’est aussi la manière dont c’est présenté. »
Le problème du manque de représentation, madame Courteau ne l’octroie pas qu’aux grands journaux, qui, admet-elle, souffrent eux aussi d’une véritable « crise des médias ». Toutefois, c’est un dur coup que celui d’être relayé au second plan, aux oubliettes des grands médias. « En tant que petit festival, parfois, on se sent invisible. Ça nous confirme qu’il faut continuer : c’est encore plus important d’être présents », affirme la directrice.
L’expérience humaine
Si la poésie est un art qui se pratique dans la solitude, nombreux·ses ont été ceux et celles qui ont perdu l’espace nécessaire – à la fois mental et physique – pour écrire. Pour beaucoup de foyers, la possibilité d’une chambre à soi telle qu’imaginée par Virginia Woolf était inaccessible durant le confinement. Pour d’autres, la pandémie a plutôt forcé une solitude – désirée, ou pas – qui aura impérativement influencé ce rapport étroit avec l’art d’écrire. Ce que l’on retient surtout, c’est le manque ressenti par plusieurs, celui d’être en contact les un·e·s avec les autres. Car si la poésie est un art qui se pratique dans la solitude, c’en est aussi un qui fleurit à la rencontre d’autrui.
Pour Isabelle Courteau, il est clair que le manque de contact avec l’oeuvre, l’objet et l’artiste a indéniablement manqué à l’expérience artistique. Pour elle, la tenue en ligne des événements peut être bénéfique, notamment pour la plus grande accessibilité que permet ce format, mais ne saurait combler le besoin d’une rencontre artistique. Somme toute, comme le dit si justement madame Courteau, « la poésie, cette forme littéraire jusqu’au-boutiste, est à privilégier pour réenvisager le monde avec courage et créativité ». La poésie n’arrêtera pas la pandémie, mais peut-être saura-t-elle apaiser, le temps d’un poème ou d’un recueil entier, les remous de ce grand ouragan planétaire.