Dans une lettre datant du 18 août dernier dont Le Délit a obtenu copie, 84 étudiant·e·s de la Faculté de droit ont exprimé leur mécontentement face au recul de l’enseignement du droit civil dans leur faculté. Rédigée dans les deux langues officielles et intitulée « Le devenir du droit civil à McGill », cette lettre a été envoyée au comité chargé d’évaluer si le doyen Leckey, en poste depuis quatre ans, devrait être reconduit ou non pour un deuxième mandat. Cette procédure est généralement considérée comme symbolique, le·a doyen·ne obtenant généralement sans problème un deuxième mandat.
Les signataires ne demandent pas le départ de Robert Leckey, dont ils et elles saluent plusieurs réalisations, mais lui reprochent de n’avoir « fourni pratiquement aucun effort pour préserver l’intégrité de l’enseignement du droit civil à McGill ». Ils lui enjoignent à prendre davantage au sérieux, dans l’éventualité d’un deuxième mandat, l’éclipse progressive que subit actuellement le droit civil à McGill. Aucune réaction n’a été émise par la Faculté ou par le doyen depuis l’envoi de la lettre.
Les 84 signataires, auxquels se sont ajoutés huit ancien·ne·s de la faculté, ont choisi de ne pas révéler leur nom. Plusieurs se seraient montrés réticent·e·s à compromettre leur bonne relation avec les membres de la Faculté, puisque les distinctions et les occasions de stage, entre autres choses, dépendent en grande partie de l’opinion et des recommandations des professeur·e·s et des cadres de la Faculté. Le Délit a pu néanmoins poser quelques questions à ses auteur·trice·s.
Le bijuridisme menacé ?
Le système légal québécois est caractérisé par son bijuridisme, presque unique en Amérique du Nord : il relève de deux traditions juridiques complètement différentes. Une partie de ses textes de loi, en particulier ceux ayant trait au droit public, tiennent de la common law, le type de système légal développé au Royaume-Uni au Moyen-Âge et utilisé aujourd’hui par la plupart des anciennes colonies britanniques, dont les États-Unis et le reste du Canada. La plupart des lois régissant le droit privé sont celles de tradition civiliste, en grande partie inspirée des codes de lois établis en France au 19e siècle.
Au confluent de ces deux traditions, la Faculté de droit de McGill est l’une des rares à offrir un diplôme à la fois valide pour pratiquer le droit civil et la common law. C’est d’ailleurs l’un des principaux attraits de la faculté, qui y explique en partie sa grande renommée à l’international. « L’enseignement sur un pied d’égalité des traditions juridiques canadiennes est la pierre d’assise — et, dirions-nous même plus, la promesse — de la formation transsystémique et bilingue offerte par McGill », écrivent les signataires de la lettre.
Or, dans la dernière décennie, la place du droit civil à McGill se serait progressivement rétrécie, au profit de la common law et de traditions juridiques historiquement moins étudiées. Le doyen Leckey aurait entre autres cherché à donner beaucoup plus de place aux traditions juridiques autochtones, un effort salué par les signataires de la lettre.
Les signataires pointent néanmoins du doigt le fait que cet effort se serait fait davantage au détriment d’une tradition juridique que d’une autre : « La situation des cours avancés de droit civil ne cesse de s’appauvrir alors que leur accomplissement est requis pour l’obtention du diplôme transsystémique. Par opposition, l’enseignement de la common law à la Faculté ne cesse d’impressionner, avec l’offre diversifiée de cours avancés qui y sont offerts par des académicien·ne·s de renommée internationale. À notre avis, cette disparité entre la common law et le droit civil est inacceptable. Elle est non seulement inopportune pour la réputation du programme transsystémique de la Faculté et de l’Université McGill en général, mais elle est également néfaste pour l’ensemble du corps étudiant, qui risque de se retrouver avec une formation civiliste dégarnie. »
L’un des principaux principaux problèmes de la faculté, selon les signataires rejoint·e·s par Le Délit, serait le nombre de plus en plus restreint de professeur·e·s spécialisé·e·s en droit civil. De nombreux départs vers d’autres facultés ou à la retraite seraient survenus dans les dernières années. Cependant, ces départs n’auraient pas été compensés par l’accueil de nouvelles sommités en droit civil : « L’embauche de nouveaux·elles professeur·e·s consacrant leur recherche au droit civil québécois et au droit civil en général est si rare que leur oubli par le Comité de recrutement en est devenu un véritable leitmotiv. »
Cet été a vu se produire deux départs cruciaux pour la Faculté de droit. Le professeur Daniel Jutras, ancien doyen de la faculté et titulaire la Chaire Wainwright en droit civil, a quitté McGill pour devenir le nouveau recteur de l’Université de Montréal. De même, Vincent Forray a quitté le pays pour enseigner à l’Institut d’études politiques de Paris. Il était jusque là directeur de l’un des plus importants instituts de recherche en droit civil au Québec, le Centre Paul-André Crépeau. Au moment d’écrire ces lignes, aucune relève n’avait été annoncée pour ces deux postes.
L’affirmation selon laquelle il y aurait de moins en moins de professeur·e·s civilistes à McGill fait débat. Dans le commentaire qu’il avait envoyé au Délit le 6 août dernier, Robert Leckey mentionnait que plusieurs professeur·e·s avaient une formation en droit civil. Toutefois, selon les étudiant·e·s contacté·e·s par Le Délit, plusieurs des professeur·e·s mentionné·es par le doyen consacreraient dans les faits leur recherche à d’autres domaines. Il est d’ailleurs intéressant de noter que le doyen lui-même est un éminent chercheur civiliste, ayant dirigé jusqu’à son accession au titre de doyen le Centre Crépeau.
Une offre de cours décevante
Cette année, le nombre de cours complémentaires offerts en droit civil a été réduit à deux. Ce nombre en soi n’est pas si alarmant ; par comparaison, seuls trois cours de common law sont offerts. Toutefois, il convient de noter qu’à la différence des cours de common law, les cours de droit civil sont offerts non pas par des professeurs spécialisés dans le domaine, mais par des chargé·e·s de cours qui n’ont pas nécessairement fait de recherche sur la matière qu’ils et elles enseignent.
De plus, seul un cours avancé en droit civil sera offert en français, alors que la pratique du droit civil est particulièrement importante pour les étudiant·e·s voulant pratiquer au Québec, donc pour beaucoup de francophones. Pourtant, la faculté est officiellement bilingue et est censée offrir à ses étudiant·e·s une formation dans les deux langues.
Un débat qui résonne hors de McGill
Cette lettre n’est pas la première qui remet en question cette année la place du droit civil à McGill. Le 2 août dernier, Xavier Foccroulle-Ménard avait publié dans les pages du Délit une lettre, qui accusait McGill d’abandonner progressivement son héritage pour faire de la place à d’autres sujets.
Robert Leckey avait répondu lui-même à cette lettre, en publiant dans les pages du Délit une réponse dans laquelle il se disait en désaccord avec « l’évaluation sombre » de Foccroulle-Ménard et assurait que les professeur·e·s de sa faculté étaient « à la hauteur d’assurer une formation de grande qualité en droit civil ».
Une réponse à cette réplique a aussitôt été proposée par Marie-Laurence Desgagné, une autre étudiante de la faculté. En plus de critiquer elle aussi le déclin du droit civil et de déplorer la courte réponse du doyen Leckey, empreinte selon elle de « phrases convenues » et de « formules rhétoriques discutables », elle s’est attaquée au bilinguisme de façade de la Faculté, « une autre inadéquation entre l’image projetée par la Faculté de droit de McGill et la réalité ».
Le débat est sorti du cadre de la faculté lorsque l’historien Frédéric Bastien, candidat à la chefferie du Parti Québécois et partisan d’un nationalisme « décomplexé », a suggéré de refuser l’accès au barreau aux diplômé·e·s de McGill si la Faculté ne donnait pas davantage de place au droit civil. Cette sortie a été accueillie très froidement par la plupart des signataires. Certains l’ont accusé d’être excessif dans ses mesures, soulignant que les étudiant·e·s de McGill avaient tout de même à passer les examens du Barreau, qui portent en partie sur le droit civil, avant de pouvoir pratiquer au Québec.
D’autres ont reproché au politicien de voir en ce débat seulement un enjeu nationaliste et linguistique, alors qu’il s’agirait en fait d’un enjeu d’abord de nature juridique et académique. Par ailleurs, plusieurs étudiant·e·s anglophones ont signé la lettre, qui était rédigée dans les deux langues afin de respecter l’esprit bilingue de la faculté. Certain·e·s concèdent tout de même à M. Bastien que sa sortie, quoiqu’extrême, aurait permis de faire parler du débat, même s’il n’a pas nécessairement aidé la cause des étudiant·e·s avec son discours radical. « Celui qui a le plus bénéficié de la sortie de Bastien, c’est Bastien », a résumé une étudiante.
Quoi qu’il en soit, plusieurs se sont montrés surpris et déçus de l’inaction de la Faculté dans ce dossier, qui dure depuis plus d’un mois déjà.