Le Musée d’art contemporain de Montréal offrait une dernière chance d’apprécier l’œuvre Superposition de Ryoji Ikeda et c’est avec beaucoup d’attentes que j’ai assisté à ce spectacle éclectique. J’avais entendu parler de cet artiste et des techniques modernes qu’il utilisait, telles que la modélisation mathématique et certains principes de mécanique quantique. Or, j’ai pu observer beaucoup plus que cela. Par son utilisation minimaliste de la musique électronique ainsi que par son art visuel hypnotisant, l’œuvre offre une expérience hybride : celle d’une musique performative et d’une exposition d’art numérique chaotique. L’auditeur se retrouve ainsi dans les tranchées profondes de l’univers abstrait d’Ikeda dès les premiers instants de la performance. L’expérience est subjective, et les interprétations, multiples. J’aborderai comment, à mon avis, l’œuvre d’Ikeda soulève des enjeux cruciaux comme ceux de l’incommunicabilité, de la vérité, du contrôle de l’information et de l’importance des nuances par le biais d’une réflexion artistique sur la légitimité du progrès ou son existence même.
Bombardement
L’artiste nous transporte, par des jeux de répétitions sonores ou encore des séquences visuelles chaotiques superposées l’une contre l’autre, dans un récit sonore et visuel d’incommunicabilité. Le spectateur se retrouve assailli par les sons que produisent un homme et une femme avec l’aide d’une machine étrange. L’homme et la femme sont assis à l’extrémité d’une longue table et communiquent entre eux par le biais de ces modules mécaniques. Ils utilisent les machines comme des instruments de musique et celles-ci font apparaître du texte à l’écran. Les sons que dégagent les modules font tantôt penser à du code morse numérisé, tantôt à une dactylo. Ses effets sonores constants semblent véhiculer un sentiment d’inconfort en lien avec la modernité. Cette dualité nous donne ainsi à voir une réflexion sur les progrès des outils communicationnels modernes et peut-être même une critique de leur légitimité. Car, outre ce sentiment d’inconfort que la répétitivité stridente apporte, il y a également le message même présenté à l’écran : celui-ci, tantôt émis par l’homme, tantôt par la femme, se contredit. Lorsque l’homme touche la machine et qu’elle transmet le message à l’écran, il est parfois différent du message de la femme en termes de sens.
Ces séquences performatives tentent peut-être de communiquer le malaise de la surabondance de stimuli communicationnels de notre siècle et notre incapacité à nous comprendre mutuellement. Il est également possible que l’œuvre nous donne à voir la grandissante possibilité d’erreurs communicationnelles en ce qui a trait à l’information, et les possibles dangers des subjectivités plurielles. Le spectateur peut lire à plusieurs reprises sur l’écran des messages tels que : « l’information n’est pas la connaissance. » À ce moment de l’exposition-performance, un spectateur réflexif se demanderait : la manipulation de l’information peut-elle se faire de façon neutre et objective ; ou est-ce que l’intention originelle se teint malgré elle d’une interprétation subjective ?
Le bombardement successif de stimulus auditif dans la première partie de l’exposition est transposé, plus tard, en pilonnage visuel. Ce visionnement d’images successives extrêmement rapides et dédoublées sur l’écran s’apparente à des messages subliminaux propagandistes et suggère le thème d’information médiatique de masse. Ces concepts, reposant sur l’information rapidement absorbée et digérée, sont très présents dans la société postmoderne et sont en partie responsables de la désinformation et du doute omniprésent qui règnent lorsque vient le temps d’analyser l’information. Or, Superposition évoquerait une image assez pessimiste d’une société avalée par sa propre sémiologie.
Contrôle
Ensuite, l’exposition nous donne à voir un partage d’écran entre ce que l’homme et la femme font respectivement. Sur les deux écrans, le couple place une feuille quadrillée transparente caviardée sur des mots et des phrases ; comme pour superposer leur censure au discours de manière à ce que l’on puisse voir seulement ce qu’ils nous laissent voir. Le spectateur constate alors que la femme et l’homme continuent eux-mêmes la censure du document et de l’information qui s’en dégage, en noircissant d’autres lettres. Dans cette séquence qui suggère la tendance de l’humanité à manipuler le discours et à le censurer à sa guise, ce qui est intéressant à noter est que cette pratique vient, de manière incontournable, abolir la vérité du discours en le rendant incohérent.
Une autre superposition, cette fois réalisée en juxtaposant des articles de journaux à l’écran, donne à voir au spectateur un certain contraste temporel entre des images publicitaires d’une autre époque et d’autres publicités plus contemporaines. Les spectateurs constatent alors que malgré le changement d’époque et le perfectionnement des outils, l’intention reste la même : manipuler l’information visuelle et faire en sorte que celle-ci s’insinue en nous subtilement. L’information est-elle neutre si elle est manipulée et accompagnée d’images véhiculant une idéologie ou des valeurs subjectives telles que le capitalisme ou l’hypersexualisation qui servent un pouvoir en place ? Ce sont ce genre de réflexions qui m’ont traversé l’esprit lorsque je visionnais l’exposition d’Ikeda.
Du reste, la séquence où l’artiste met en contraste les discours religieux et scientifiques produits simultanément par les modules sonores étranges de l’homme et de la femme est particulièrement porteuse de sens. Les deux personnes touchent simultanément leur module et les sons émis sont transfigurés à l’écran sous forme de phrases. Les deux discours semblent se répondre mutuellement sans jamais trouver la réponse et la vérité qu’ils cherchent ou tentent d’expliquer. De plus, les tournures syntaxiques qui apparaissent à l’écran et qui sont produites par les machines du couple sont sensiblement les mêmes ; il m’a semblé que c’était une manière de dire que les deux idéologies manipulaient le langage à leur avantage afin de prouver qu’eux seuls étaient respectivement détenteurs de la vérité.
Ce genre d’exposition me fascine, car elle vient, selon mon interprétation, offrir un contrepouvoir à la fois esthétique et conceptuel à une société qui en a bien besoin. Les enjeux de manipulations communicationnelles de la vérité sont au cœur de la politique contemporaine et du discours social. Tandis que les sophistes pullulent, la laïcité de l’information tend vers l’hypocrisie. C’est une chose que de donner et partager son interprétation d’une réalité, mais c’est une autre que de la considérer comme unique et vraie sous un déguisement de neutralité. Superposition de Ryoji Ikeda m’a inspiré cette interprétation. Vous pouvez avoir la vôtre. Mais ne tombez pas dans le piège en croyant à une vérité objective. Il n’y en a pas en art. Et de moins en moins ailleurs.