Au printemps 2019, alors que j’étais encore étudiant à la Faculté de droit de l’Université McGill, Marie-Laurence Desgagné, l’une de mes collègues, publiait une lettre provocatrice comme plaidoyer lucide en faveur du droit à la dissidence, le cas d’espèce sur la question de la laïcité québécoise. L’argument invoqué n’était nul autre que le principe gravé dans les pierres mêmes de la Faculté, s’érigeant comme catalyseur d’une pensée logocentrique occidentale dans les esprits encore néophytes de ceux qui hériteront d’une longue tradition intellectuelle : audi alteram partem, entendre l’autre partie.
Et pourtant, loin de faire l’unanimité de nos jours, ce principe fondamental de notre droit d’abord, mais de nos sociétés libérales surtout, ne semble plus occuper la place centrale du dialogue. Plus précisément, le dialogue est devenu un discours balisé par les règles de la raison publique telle que définie dans les termes de l’orthodoxie libérale, règles développées au fil du temps par des penseurs comme Kant, Hegel, Rawls et Habermas. La dissidence permise est celle qui se conforme à ces règles, l’autre qui s’y refuse doit impérativement être exclue ; ce n’est au surplus guère qu’une position de posture puisque la raison publique libérale n’accorde le droit de dissidence que formellement, ce du moins depuis que la substance ait été développée, puis eschatologisée, par la réflexion germano-anglaise suivant les Lumières européennes. Il est temps pour les Québécois, mais surtout pour l’intégralité de la pensée occidentale dont ils sont les légataires, de repenser l’idée même de raison publique de sorte qu’elle serve son but réel, soit de rapprocher le dialogue de la vérité.
Rétrospective sur le concept
Préalable à toute critique, le concept libéral de raison publique demande d’abord son histoire, puis sa définition. Nous devons, devant tout contemporain, rechercher du côté d’Emmanuel Kant alors qu’il tente de répondre à la question suivante : Qu’est-ce que les Lumières ? Sa réponse est rapide dans le texte et précise sur les mots « sapere aude » ou, autrement dit, l’émergence de l’humain de son immaturité portée par le courage d’employer son propre entendement pour savoir. En quelque sorte, nous avons avec Kant une dramatisation décontextualisée qui positionne les Lumières comme protagoniste s’échappant enfin de la caverne allégorique pour contempler les idées pures qui émanent de l’individu, ce nouveau tout absolu et divin. Plus encore, la raison dont se sert l’individu ne fait progresser la société vers l’éveil uniquement lorsque l’expression publique de celle-ci est permise, ou mieux, fortement encouragée.
Ce monde libéral que Kant nous lègue a été renversé in extenso, de sorte qu’avec la raison publique d’aujourd’hui, nous vivons peut-être une ère dite illuminée, éveillée, mais certainement pas une ère qui s’illumine ni ne s’éveille ; le mouvement n’a pu que s’arrêter à la fin de l’Histoire.
Désormais, nous comprenons en effet la raison publique libérale en deux temps, : d’abord par sa forme et ensuite par sa substance. Formellement, nous la concevons comme un mode de délibération commun utilisé dans les sociétés libérales par les individus afin de répondre aux questions d’intérêt public, et substantivement, nous la concevons comme une sélection d’approches morales et politiques autorisées sur la base de ce qui est acceptable d’argumenter selon les principes du libéralisme même. Deux penseurs en particulier doivent se voir attribuer ces développements subséquents de la raison publique : John Rawls en Amérique et Jürgen Habermas en Europe.
Le développement du concept par Rawls
Avec John Rawls, l’idée de la raison publique vient en complément à sa célèbre société de justice comme équité afin de préciser l’approche normative de construction sociétale, car ce ne sont pas tous les citoyens qui adoptent la doctrine intégrale – c’est-à-dire la vision du monde – du libéralisme tel que présenté par Kant. De fait, et paradoxalement, la société libérale se construit aussi avec des marxistes, des musulmans, des bouddhistes, des chrétiens – pour ne nommer que ceux-ci –, qui rejettent la vision libérale du monde. En réponse à ce paradoxe, Rawls propose le concept de libéralisme politique permettant aux participants de la société de justifier une position particulière par des raisons que des personnes d’origines morales ou politiques différentes pourraient accepter.
Selon lui, donc, la raison publique exige que nos principes moraux ou politiques soient raisonnablement acceptables pour toutes les personnes auxquelles ces principes sont censés s’appliquer. Plus encore, cette dernière est essentielle à la démocratie. De l’approche rawlsienne vis-à-vis la raison publique, évidemment, découlent des principes, des règles, et, potentiellement, un contenu minimal, sans quoi la démocratie elle-même serait mise à mal. Ce contenu inclut notamment certains droits, libertés et opportunités jugés fondamentaux, des mesures garantissant que tous les citoyens disposent de moyens polyvalents et adéquats pour faire usage de ces droits et libertés, des vertus de discours essentielles telles que le caractère « raisonnable » et la civilité, ainsi que certains principes de raisonnement et règles de preuve permettant de déterminer comment les principes de fond doivent être appliqués.
Ce libéralisme politique considère que, dans le discours public concernant le constitutionnalisme, les questions de justice fondamentale ou toute grande question sociale, les participants doivent s’abstenir de fonder leurs arguments et leurs actions sur des principes tirés de leurs visions du monde intégrales, et potentiellement extralibérales, sauf dans la mesure où des raisons publiques fondées sur une conception politique raisonnable sont présentées de manière suffisante par rapport aux effets désirés. Toute vision du monde intégrale comme telle, c’est-à-dire toute vision du monde permettant de donner un sens à l’intégralité des événements de la vie, ne peut être le fondement du discours. Bien qu’aucune ne soit visée en particulier, et bien que Rawls rejette l’établissement d’une doctrine intégrale libérale-même, le libéralisme politique cherche, grâce à la raison publique, à formuler une conception politique libérale à laquelle toute vision du monde pourrait souscrire. La raison publique, en bref, vient d’une certaine façon fixer l’orthodoxie libérale de laquelle l’on ne peut déroger dans le discours public sans être condamné pour hérésie.
Habermas et le problème religieux
Pour sa part, Jürgen Habermas ne semble point voir dans la raison publique un dictat de substance, car celle-ci ne se détermine guère par une analyse philosophique. Au contraire, la philosophie fournit plutôt un ensemble de lignes directrices idéales pour la conduite du raisonnement public, un ensemble pour une discussion inclusive, publique et libre de toute contrainte – un ensemble où tous se sentent libres de la participation qu’ils jugent eux-mêmes pertinente, que ce soit pour aborder un point ou changer les règles du discours. Les visions du monde intégrales étant interdites pour l’usage de la raison publique, le principe libéral de la séparation entre l’Église et l’État, la religion et la politique, mécaniquement apparaît ; la raison publique libérale est une absolue sécularisation. Dans cela, Habermas lui-même reconnaît un problème : on demande aux citoyens religieux de justifier leurs déclarations politiques à l’aide d’arguments indépendants de leurs opinions religieuses, leur faisant de facto porter un fardeau dans le discours que les citoyens laïques ne connaissent pas.
Face à cette difficile situation, le philosophe allemand propose comme solution que chaque citoyen laïque ouvre son esprit à la potentielle vérité au sein du contenu religieux, qu’il entre en dialogue avec ses pairs, et qu’ils contribuent ensemble à la traduction des raisons religieuses en raisons séculairement acceptables. Pourtant, la pensée politique de Habermas referme rapidement la porte ouverte en effectuant une distinction entre « moralité » et « éthique » dans ce qu’il définit comme étant une « éthique de la discussion ». En véritable tour de force, il dit que l’éthique a trait à la façon dont l’on se voit et dont l’on voudrait devenir, tandis que la morale s’intéresse particulièrement aux intérêts de tous, si bien qu’il soit compris que la théorie politique s’intéresse fondamentalement à la morale, et non à l’éthique. Les questions fondamentales de la nature et de l’existence, de la dignité et du destin de l’humain sont exclues du domaine de la théorie politique précisément parce qu’elles sont « éthiques » et non « morales ». Selon Habermas, les questions éthiques se distinguent des questions morales en ce que ces premières concernent le respect que l’individu a pour soi, et éventuellement le respect que les autres lui accordent. Par ailleurs, les questions morales ont trait au respect égal pour tous, nécessaire à tout discours, le respect symétrique que chacun devrait accorder à l’intégrité de tout participant. Sous ces définitions, l’on peut avec plus de facilité retirer du religieux traitant d’éthique son influence dans la raison publique du discours.
Un concept à l’avenir hasardeux
En ces termes, la raison publique libérale agit comme une fenêtre d’Overton, amovible certes au gré des besoins et des intérêts à prioriser – une largeur de procédure et une longueur de contenu. Sans surprise, elle s’avance dans le cas d’espèce en terrain posturaliste : la laïcité québécoise, structurellement républicaine, est jugée par le libéralisme anglo-saxon comme « déraisonnable ». Cette dernière devient radicale, voire impensable, à exclure du dialogue. Sauf que cette fois, la raison publique ne provient nullement d’un mouvement organique des idées, mais d’une dictée épistémologique par le libéralisme lui-même, dont l’orthodoxie se camoufle sous des apparences de neutralité.
C’est d’ailleurs sur cette base que les matérialistes, hors de la cage hégélienne, viendront le critiquer acerbement, entre autres ; l’abstraction de l’esprit via la raison publique libérale ne permet pas de détacher l’individu de ses conditions matérielles tels que sa classe, son capital, son éducation, sa couleur de peau, sa langue maternelle, son sexe, sa religion, etc. Une déconstruction s’opère, et la critique de Jacques Derrida surtout sera dévastatrice pour la grande prémisse du libéralisme, en ce qu’elle démontre la fiction de miser sur la raison publique afin d’atteindre l’absolue vérité. Grande figure du poststructuralisme, Derrida parvient à la conclusion, désormais généralement reprise par les postmodernes, qu’il y a toujours plus d’interprétation au logocentrisme qu’initialement suggéré, de telle façon que les fondements du logocentrisme occidental lui-même sont remis en question.
La critique postmoderne, se matérialisant paradoxalement et de manière simultanée comme apogée de la pensée libérale et l’ultime contradiction du libéralisme, se comprend en fait comme un appel à la synthèse et à la transcendance ; en bref, un appel à la réflexion politique postlibérale. Cela implique de repenser la raison publique, non pas réduite à une existence de l’esprit pur – prisonnier des limites d’un cogito ergo sum (je pense donc je suis) cartésien – mais plutôt comme un alignement parfait entre les mots et les actions, entre l’esprit et le corps.
Il n’est donc suffisant que la raison soit abstraite et réfléchie, elle doit plutôt se réaliser dans le temps et l’espace aux fins d’existence d’abord, pour découvrir et comprendre la vérité ensuite. Cette idée de la raison publique trouve sa tradition dans le christianisme classique avec l’arrivée physique du Logos éternel qui en est l’archétype : le fils Jésus Christ comme Parole, ou encore plus adroitement comme Verbe, le personnifie on ne peut plus clairement. Il incarne une parole prononcée qui prend corps à travers ses actions, pour ne faire finalement aucune distinction entre les mots et les actes, tous deux portant le message de la bonne nouvelle — la vérité ! Ainsi, la véritable raison est conséquemment celle qui est inhéremment participative.
En ce sens, la raison publique libérale n’est pas fausse, elle est simplement incomplète, ne représentant au final que la moitié des éléments composant la raison absolue, ce Verbe qui prend acte. La repenser permet ainsi d’étendre le domaine du discours public à des champs préalablement écartés, dont ceux de l’art et du jeu par exemple, et surtout aux visions du monde intégrales autres que libérales, au sein desquelles connaissance et vérité abondent. Si la raison publique de simple esprit est une terre fertile pour le libéralisme, d’autres « déraisonnables » en ces peuples orientaux la croient ferment au baizuo et à la shengmu.
Avec le subjectivisme postmoderne, dans la même logique, les multiples failles épistémologiques et — il faut également le mentionner — métaphysiques, apparaissent comme un problème théorique inévitable à surmonter pour rapprocher le dialogue politique de son but : la vérité. Il est tout à fait possible et au plus raisonnable de refuser la finalité de l’histoire libérale telle que présentée, pour choisir un monde d’évolution, ou de progrès, plutôt qu’un monde d’optimisation construit par une neutralité artificielle. Car il faut bien le rappeler, l’histoire n’a pas commencé par les Lumières et ne peut conséquemment non plus se terminer par les Lumières. Elle peut toutefois entrer dans le postlibéralisme, ce que nous devrions souhaiter imminemment.