Au Québec, nous avons l’habitude de condamner sans retenue tous les mots qui proviennent, de près ou de loin, de la langue anglaise. Dans les médias, l’on accuse constamment les jeunes de polluer leur parler par l’ajout d’effroyables expressions anglaises : cool, vintage, live, down, fresh, etc. À l’écrit, il faudra toujours châtier d’un crayon rouge tous les mots anglais comme « briefing », « email » ou « toaster » afin les remplacer par des équivalents français spécialement inventés à cet effet. On évitera également à tout prix d’employer des anglicismes lors des occasions formelles, car ces mots seront toujours fortement associés au registre familier.
Nous nous faisons même une fierté de traquer les plus subtiles des tournures syntaxiques, au nom de la préservation d’une « pureté » de la langue : dire que « ça fait du sens » plutôt que « ça a du sens » vous attirera par exemple certainement les foudres de votre professeur·e. À la télévision, même souhaiter « bon matin » en ondes provoquera systématiquement des plaintes des auditeurs ou des auditrices zélé·e·s !
Puisque nous y sommes habitué·e·s, nous imaginons que notre attitude est toute naturelle. En regardant ailleurs, toutefois, nous nous rendons rapidement compte que tous·tes ne sont pas affecté·e·s par cette véritable phobie. Dans le monde anglo-saxon, par exemple, l’utilisation d’expressions étrangères est au contraire plutôt bien perçue. Nos voisin·e·s américain·e·s usent avec fierté (et avec peu de talent pour la prononciation) de gallicismes clichés comme rendez-vous, déjà-vu, sang-froid ou encore chef‑d’œuvre.
Il en va de même pour les Français·e·s et autres francophones du Vieux Continent qui restent bien moins réticent·e·s quand vient le temps d’emprunter à l’anglais. Ces mots ne seront pas nécessairement associés au registre familier, comme ils le sont, la plupart du temps, au Québec. C’est ainsi que l’on verra souvent des termes anglais être utilisés dans les publicités ou même dans des discours politiques. Quoique cela fasse à l’occasion polémique, la majorité des gens ne s’en soucient guère et, même, apprécient ces emprunts.
Certes, je vous entends le dire, la situation linguistique au Québec est en tous points différente de celle aux États-Unis ou en France. Là-bas, l’on emprunte des mots à une langue exotique, qui ne risque aucunement de remplacer la langue d’usage dans un avenir perceptible. Ici, l’on emprunte des mots à une langue omniprésente et envahissante, qui a sonné le glas de tant d’autres langues en Amérique du Nord.
Un phénomène courant
C’est en grande partie à cause de cette épée de Damoclès que nous avons tendance à mêler protection du français et purisme langagier. Pourtant, il n’est pas si évident que la présence d’anglicismes ou d’autres expressions étrangères dans une langue mène nécessairement à son déclin : l’Histoire nous montre que l’emprunt linguistique a été omniprésent dans l’histoire des langues européennes et qu’il n’a pas nécessairement mené à leur disparition.
Ainsi, il est à noter que plus des deux tiers des mots de la langue anglaise sont issus du français. Pendant plus de trois siècles après la conquête normande de 1066, la noblesse et les élites ont parlé l’anglo-normand, une variété de l’ancien français. Plus tard dans l’histoire, le français a exporté énormément de mots vers la langue anglaise lorsqu’il était la langue internationale du commerce et de la diplomatie, soit jusqu’à la moitié de 20e siècle. Assez ironiquement, une bonne partie des termes que nous dénonçons au Québec comme des anglicismes sont eux-mêmes des emprunts au français. Ainsi, le mot toaster est issu du verbe français toster, signifiant griller, alors que le mot budget tire son origine de la bougette, la petite bourse qui se balançait aux ceintures médiévales.
Bien sûr, les Québécois et les Québécoises ne sont pas les premièr·e·s à s’inquiéter que leur langue soit « envahie » par une autre. Dès l’époque de la République romaine, le philosophe et politicien conservateur Caton l’Ancien dénonçait l’influence perverse du grec, la langue dominante à l’époque, au latin de la république. Malgré ces craintes, après plusieurs siècles de cohabitation, jamais le grec et le latin n’ont cessé d’être deux langues distinctes.
Dans le même ordre d’idée, à l’époque de Louis XIV et des guerres d’Italie, certain·e·s intellectuel·le·s français·es pourfendaient avec vigueur les italianismes qui pullulaient à la cour du Roi-Soleil. Déjà à cette époque, l’on essayait de freiner le plus possible la transformation du français, sous l’influence de l’Académie française. Selon les différentes estimations des historien·ne·s, jusqu’à 8000 mots italiens se seraient insérés dans la langue française à cette époque. Aujourd’hui, il n’en resterait qu’environ un dixième, et personne ne songerait à purger le français de ces mots qui ont ajouté leur tuile à la beauté et à la précision de la langue française. Mascarade, banderole et tournesol sont quelques-unes des plus belles fioritures linguistiques qui nous restent de cette époque.
Richesse linguistique
À long terme, les évolutions linguistiques (y compris les emprunts à d’autres langues) contribuent indéniablement à enrichir une langue. Malgré cela, elles sont bien souvent perçues sur le coup comme étant une menace à « l’intégrité » de la langue. C’est exactement ce qui se produit au Québec. En essayant de protéger la langue française, par amalgame douteux, on essaie de protéger sa « perfection » en s’attaquant à toutes les « impuretés » provenant d’autres langues, notamment de l’anglais. Mais pourquoi considérer le français parlé aujourd’hui comme étant pur, alors que la langue a toujours évolué ?
Les emprunts linguistiques sont perçus comme des dégradations, alors qu’ils sont par essence des ajouts. Chacun d’entre eux est un nouvel outil, une nouvelle précision possible pour s’exprimer. Comme tous les autres nouveaux mots, les anglicismes viennent souvent combler un vide sémantique perçu : quels mots français réussissent à traduire exactement brunch, vintage, blooper ou groupie ? Oui, il existe parfois des mots français qui ont un sens assez similaire à celui des nouveaux venus. Mais même dans ces cas, la plupart du temps, les ajouts ne prennent pas exactement le même sens que les mots sur lesquels ils viennent empiéter. Checker ne renvoie pas exactement le même sens que regarder par exemple, basher que médire ou que calomnier.
Protéger ou pétrifier
Bien sûr, le fait que les emprunts linguistiques proviennent majoritairement de l’anglais s’explique en grande partie par l’omniprésence de la culture américaine au Québec, et plus largement un peu partout dans le monde. Je ne nierai certainement pas que cet impérialisme est extrêmement dommageable pour la diversité culturelle. Le rayonnement du cinéma, de la musique et de la mode américaine, qui sont traités plus ou moins comme des produits économiques d’exportation, éclipse sans vergogne les cultures nationales ou locales en les privant de leur public et de leurs moyens de subsistance.
Les emprunts linguistiques sont toutefois des résultats plutôt que des causes de cette omniprésence culturelle, et ce n’est pas en luttant obstinément contre eux que nous réussirons à préserver nos langues et nos cultures. Bien au contraire.
Au Québec, l’association entre la promotion de la langue française et la lutte contre sa transformation contribue à aliéner les Québécois·e·s, et en particulier les jeunes, d’une cause immensément importante pour la pérennité de notre société distincte. L’Office québécois de la langue française (OQLF) perd une partie de sa crédibilité et de sa portée quand elle s’attaque à des expressions populaires auprès des jeunes comme cool, fly ou fresh, et paraît plus dépassée qu’utile. Cette attitude contribue à faire passer le français, auprès de tous·tes les Québécois·e·s, mais plus spécifiquement auprès des jeunes, comme une langue désuète, inaccessible et difficile d’approche.
Ce texte ne se veut pas l’apologie des gens qui contribuent à faire disparaître la langue française en la délassant au quotidien, au travail ou dans leurs loisirs, parce que la langue anglaise leur semble plus branchée ou plus professionnelle. Il s’agit plutôt d’une défense de ceux et de celles qui continuent à parler français et qui, par goût ou pour pallier des lacunes perçues, insèrent dans leur vocabulaire quelques nouvelles expressions.
L’OQLF n’a pas à craindre qu’à force d’anglicismes, le français du Québec se transforme tranquillement en anglais. L’histoire nous montre que ce qui tue les langues n’est pas leur évolution, mais plutôt leur stagnation. C’est lorsqu’elles deviennent désuètes, peu pratiques ou peu attrayantes qu’elles sont de plus en plus délaissées par les jeunes locuteurs et locutrices au profit de langues plus pratiques.
Plutôt que de lutter contre les anglicismes et contre les autres évolutions de la langue, l’OQLF, Impératif français et les autres institutions de promotion de la langue devraient plutôt s’atteler à la documenter et à faciliter l’intégration des nouveaux mots au français. Après tout, certains des mots les plus parlants de la langue québécoise, comme toune, lousse ou balloune, sont des mots issus de l’anglais, héritage de notre cohabitation historique, qui se sont peu à peu fondus dans notre vocabulaire, et qui sont là pour y rester. Ces anglicismes uniques et caractéristiques, avec beaucoup d’autres, contribuent à la richesse de notre langue et ne devraient pas être injustement mis à l’écart.