Personne n’avait vu venir Dunkerque.
Pour ceux et celles qui avaient avidement consommé le cinéma de Christopher Nolan depuis près de vingt ans, ce nouveau drame de guerre dévoilé en 2017 semblait renier toute la marque de commerce qu’il s’était bâtie au fil de sa carrière. À la fois roi du box-office et auteur respecté, le réalisateur de Memento (2000), Le Prestige (2006) et Le Chevalier Noir (2008) avait atteint à Hollywood un niveau de popularité normalement réservé aux acteurs et actrices, à un point tel que le rejeter était devenu presque aussi à la mode que l’idolâtrer. Selon ses admirateur·rice·s, Nolan était le grand cinéaste visionnaire de notre siècle, dédié à développer des concepts inimaginables pour ensuite les mettre en image sur des écrans IMAX. Selon ses plus féroces critiques, il était un artiste presque robotique, certes capable de prouesses cérébrales, mais échouant éternellement à représenter les moindres subtilités de nos émotions. Toutefois, si les deux camps ne devaient s’entendre que sur une chose, c’était sans doute que le cinéma de Christopher Nolan formait un genre à part entière et que son dixième film, un portrait de l’évacuation de Dunkerque de 1940, y appartenait à peine.
Finalité
Après avoir enchaîné trois superproductions de science-fiction de deux heures et demie ou plus, menées par les plus gros noms d’Hollywood, voilà que Nolan nous livrait la (relativement) courte reconstitution d’un événement historique, avec une distribution quasi inconnue et son plus petit budget depuis dix ans. Ses deux films précédents ayant été reçus de manière inhabituellement mitigée par les critiques, il est facile d’imaginer que le réalisateur s’est lancé dans Dunkerque avec une conscience accrue de ses faiblesses. Toutefois, plutôt que d’essayer d’y remédier, Nolan s’y résigne. On peut certes voir Dunkerque comme un reniement de la marque de commerce de Nolan – ça l’est en partie – mais c’est surtout une célébration presque nostalgique de ce même style. La plupart des caractéristiques de son cinéma s’y trouvent, même les plus négatives, mais elles sont accrues jusqu’à devenir quelque chose d’entièrement nouveau, d’abstrait. On accusait auparavant ses films d’être froids ; Dunkerque est glacial. Pratiquement dénué de personnages, de longs dialogues ou de quelconques manifestations d’émotions autres que la peur, le film est presque un désert d’humanité. Les jeunes hommes que l’on suit sur le champ de bataille sont des corps interchangeables, aussi bien en raison de leurs traits identiques que de la même volonté viscérale qui guide chacun d’entre eux. Les reconnaître individuellement est d’autant plus difficile que Nolan saute constamment entre différents points du récit, jouant encore une fois avec la temporalité comme il aime tant le faire. Nolan a toujours sur créer de la confusion chez ses spectateur·rice·s, mais il le fait de manière tellement délibérée dans Dunkerque que la décision devient autre chose entièrement ; non pas la tentative de nous expliquer une idée complexe, mais plutôt l’incitation à cesser de réfléchir et à nous perdre dans les images et le son.
À mon sens, Dunkerque est le chef‑d’œuvre de son réalisateur et l’un des quelques vrais chefs‑d’œuvre de sa décennie, un film humble et tristement mature de la part d’un des artistes les plus talentueux, mais aussi absurdement idolâtrés, d’Hollywood. Un grand nombre de critiques ont partagé cet avis et Dunkerque s’est rendu aux Oscars, une victoire peut-être douce-amère pour celui qui a tant dû se réinventer pour en arriver là.
Puis, la saison des prix s’est terminée – La forme de l’eau couronné meilleur film – et Nolan est rentré bredouille ; il ne restait alors qu’à se demander ce qu’il ferait ensuite. Dunkerque est un film auquel il est difficile, voire impossible, de succéder, et pas seulement en raison de l’éloge qu’il a reçue. L’œuvre a une aura de finalité au sein de la filmographie de son auteur, un côté introspectif, honnête et ancré qui évoque un peu un adieu. Nolan, pourtant, vient tout juste d’avoir cinquante ans et ne prendra pas sa retraite de sitôt.
Rembobinage
C’est ce qui nous amène à Tenet, son amalgame de science-fiction et d’espionnage qui est récemment paru avec la tâche non négligeable de sauver de la faillite tous les cinémas du monde. Tenet suit des personnages qui, grâce à ce qu’ils appellent « l’inversion », ont à la fois la capacité de progresser temporellement vers le passé et vers l’avenir. C’est un voyage dans le temps dans le vrai sens du terme – un réel voyage et non un saut – de sorte que celui ou celle qui voudrait se rendre jusqu’en 1889 pour empêcher la naissance d’Hitler devrait patienter et survivre durant plus d’un siècle, perçu en sens inverse. L’idée apporte son lot de complexité, mais elle en vaut la peine, donnant une tournure bien plus rafraîchissante qu’on l’imaginerait à un sous-genre de la science-fiction que beaucoup jugent épuisé. Elle semble aussi faire accidentellement écho au dilemme apparent de son auteur qui, dans ce onzième long-métrage, se trouve tiraillé entre l’avenir et le passé de sa carrière.
Tenet est un spectacle indéniablement exaltant, comme seul Nolan sait les façonner, mais c’est aussi un film trop timide pour prendre position. Si Dunkerque annonçait la fin d’une ère, Tenet n’annonce aucune direction claire dans laquelle entamer la suivante. C’est l’un de ces films qui ne savent pas exactement ce qu’ils veulent être. Alors que Dunkerque était le produit d’une prise de conscience, Tenet est celui d’une crise de conscience, une œuvre étrange et confuse qui, à la manière de ses personnages, évolue à la fois vers l’avenir et le passé.
Tout le monde en aurait sans doute été satisfait s’il n’avait été qu’une nouvelle addition à la galerie déjà bien garnie de superproductions psychologiques de son auteur, mais Tenet est trop peu assumé pour rejoindre les rangs d’Inception (2010) ou même du plus polarisant Interstellaire (2014). Dans son état d’incertitude, Nolan expose plus que jamais les défauts qui transparaissaient déjà dans certains de ses autres films, en particulier une humanité qui est forcée et expliquée plutôt que suggérée. Dans la réplique la plus ridicule de Tenet, une poignée de héros se font expliquer qu’un potentiel cataclysme aurait la capacité d’éradiquer toute vie sur terre lorsque le personnage d’Elizabeth Debicki, de son ton le plus dramatique, trouve important de spécifier : « Incluant mon fils ! ». Dans Dunkerque, Nolan avait prouvé qu’une histoire n’a pas besoin de graviter autour d’individus, qu’il a toujours été un peu maladroit à développer, pour avoir un impact ; en ce sens, Tenet est un pas dans la mauvaise direction.
Son scénario regorge de toiles de fond inutiles ; des histoires de tableaux contrefaits et de villes secrètes soviétiques qui alourdissent l’expérience et n’approfondissent aucun des thèmes. C’est d’autant plus dommage que Tenet est sans question le film le plus conceptuellement complexe de son réalisateur et aurait justement eu besoin d’être allégé par un traitement à la Dunkerque. Nolan le comprend au moins en partie ; le protagoniste sans nom qu’interprète John David Washington est limité à l’essentiel comme il devrait l’être. Énigmatique et détaché, il rappelle le meilleur de ce que Dunkerque promettait ; c’est un héros abstrait qui convient parfaitement à un univers abstrait.
Nolan a beau retomber dans ses mauvaises habitudes du passé, les quelques expériences de style et de propos qu’il tente dans Tenet valent la peine d’être soulignées. Pour une œuvre qui baigne tant dans les conventions de vieux films d’espions, elle fournit des efforts apparents pour s’ancrer dans le présent. C’est peut-être le Nolan le plus actuel à ce jour, avec une chanson originale de Travis Scott, une distribution (enfin) diversifiée et un scénario qui aborde, de manière brève, mais fascinante, la crise des changements climatiques. À travers l’idée d’une guerre mondiale opposant les victimes de la montée des eaux à leurs ancêtres négligents du passé, Nolan suscite une réflexion honnête et humaine sur les fossés qui se creusent entre les générations.
Ce ne sera sans doute pas assez pour lui mériter une place aux Oscars cette année, mais ce n’est pas une raison de manquer Tenet pour autant. Les séquences d’action, une fois que les différents rouages de l’inversion sont bien assimilés, émerveilleront même les plus cyniques. Si le nom de Christopher Nolan vous fait d’abord penser au camion renversé du Chevalier Noir, au corridor d’hôtel tournant d’Inception ou aux vagues géantes d’Interstellaire, vous ne serez pas déçu·e·s.
Au suivant.