Avec le film Mignonnes, disponible sur Netflix, la réalisatrice franco-sénégalaise Maïmouna Doucouré donne à voir le mal-être existentiel d’une jeune fille de onze ans, Amy, qui est violemment attirée, en vertu de schèmes sociaux et familiaux, vers les pôles radicaux de l’hypersexualisation moderne et de la répression sexuelle religieuse. L’œuvre dépeint avant tout une quête identitaire ; le scénario est une sorte de Bildungsroman décrivant le passage de l’enfance à l’adolescence dans une société codifiée tout en guidant l’auditoire vers une réflexion dialectique sur les mœurs, l’immigration, la religion et les idéologies sociales.
La jeune Amy fait face à une dichotomie identitaire qui habite sans l’ombre d’un doute les nouveaux arrivants sur une terre d’accueil : une scission entre les traditions culturelles que l’on tente de conserver et les nouvelles réalités qu’il faut assimiler. Dans cet esprit de paradoxe, l’auditoire assiste à la beauté comme à la laideur ; l’on peut y voir une relation mère-fille poignante tout comme on peut y observer un radicalisme idéologique occidental en ce qui a trait à la représentation féminine. À travers le regard d’Amy, incarnant l’archétype de l’immigrante, la réalisatrice Maïmouna Doucouré nous donne savamment à voir les faiblesses des mœurs occidentales en même temps qu’elle donne à voir les défaillances des mœurs traditionnelles, propres à la culture d’origine de sa protagoniste. Il s’agit presque d’un concept interactif, en ce sens que le regard du public pose un jugement critique sur les comportements culturels d’Amy et sa famille, tandis que le regard d’Amy appose un jugement critique sur la société occidentale. Car on ne se connait jamais vraiment que par le regard d’autrui et, en mettant en scène cette dualité du double regard de l’autre en une seule et même expérience cinématographique, la réalisatrice franco-sénégalaise met de l’avant ce constat : la compréhension de soi-même et l’introspection, lorsqu’elles se font sans intersubjectivité, ne mènent que très rarement vers une dialectique féconde.
Premier pôle
La scission identitaire qui s’opère à l’intérieur d’Amy passe avant tout par le sentiment qu’elle n’est pas à sa place dans le monde. En effet, elle cherche, à bouchées doubles, un sentiment d’appartenance identitaire, en ce sens qu’elle évolue dans un univers social où les constructions identitaires l’encouragent à adopter certaines mœurs et son milieu familial la pousse à en adopter d’autres. Le film met en lumière de façon brillante les schèmes malsains auxquels une personne peut être confrontée lorsqu’elle est jetée dans la fosse aux lions qu’est le monde social. Dans ce cas précis, cet univers social se trouve à être l’environnement scolaire dans lequel évolue la jeune fille.
Le thème de l’adaptation, en filigrane de l’œuvre, se laisse contempler par le public dans ce milieu académique où la protagoniste se trouve projetée et qui ne pardonne que très peu à celui ou celle qui tenterait d’échapper à ce microcosme de réalités sociales. Amy y rencontre ses nouvelles amies qui ont déjà internalisé les constructions sociales occidentales ou, pour employer le lexique philosophique existentialiste, la facticité.
Cette facticité, représentant tout ce qui forme l’identité et ce qui nous construit socialement, est au centre de ce désir d’adaptation chez la protagoniste. Amy tente d’aligner la facticité de ses amies avec la sienne par souci d’intégration ; c’est-à-dire qu’elle cherche à émuler les comportements sociaux et identitaires de celles-ci. Le public assiste à une internalisation en temps réel de la facticité occidentale par la protagoniste. Il s’agit, à mon sens, d’un grand accomplissement pour Doucouré d’avoir mis en scène ce concept. Elle y arrive, encore une fois, par le regard. Le public observe cette internalisation à chaque regard envieux d’Amy envers ses amies qui forment un groupe duquel elle est résolument exclue, faute de pratiquer les mêmes mœurs qu’elles. Petit à petit, elle arrive à se joindre au groupe en intégrant leur manière d’être, et, plus précisément, leur façon de danser.
Le film a récolté sa part de critiques et même de procès en ce qui concerne les chorégraphies exécutées par les jeunes actrices, jugées par certains comme étant de la pornographie juvénile. Le Texas a d’ailleurs entrepris des démarches judiciaires contre Netflix à ce sujet. Malgré ces images choquantes, de telles critiques sont, selon moi, infondées. Le public ne devrait pas adhérer à ce puritanisme irréfléchi pour la simple et bonne raison qu’un des buts de ce film était de peindre une critique de l’hypersexualisation de la jeune femme occidentale. C’est d’ailleurs ce que font ces scènes de danse avec justesse ; elles provoquent un malaise qui doit aussi aller de pair avec une dysphorie en rapport avec l’objectification sexuelle de la jeune femme qui participe à la néantisation de sa subjectivité dès ce très jeune âge. L’hypersexualisation, étant déjà une concept d’objectification de la femme pour‑l’homme, devient encore plus malsaine dans ce contexte, car elle se trouve à être émulée par des jeunes filles qui ne sont pas encore des femmes.
Chercher à censurer ce film, c’est chercher à censurer la réalité sociale qu’il dénonce. C’est se mettre la tête dans le sable et échouer à analyser sa propre société et ses comportements. Cependant, il est vrai que les scènes de danse ont tendance à prendre un peu trop de place dans le film et qu’il s’agit peut-être d’une maladresse de la part de la réalisatrice d’avoir accordé trop d’importance à celles-ci par rapport à d’autres scènes plus subtiles qui auraient pu véhiculer le même propos. À trop vouloir montrer ce qu’elle voulait dénoncer, la réalisatrice s’est peut-être piégée elle-même en laissant la porte grande ouverte à une herméneutique non désirée de glorification de tels comportements.
Deuxième pôle
Cette façon d’être pour-autrui, comme Jean-Paul Sartre ou Frantz Fanon l’évoquaient respectivement dans L’Être et le Néant et Peau noire, masques blancs, ne se réduit pas simplement au contexte social dans lequel grandit Amy, mais est également présente dans sa situation familiale et les traditions de sa culture d’origine. C’est la cause principale du déchirement de son être. À plusieurs reprises, la grand-mère d’Amy lui répète qu’elle doit apprendre à être une vraie femme. L’épitome de cette « vie » de femme semble être le mariage, l’obéissance au mari et la procréation. Absolument tout semble être en fonction du mari et pour-le-mari. Ce qui incarne le mieux ce propos est que le père d’Amy est complètement absent du film et, pourtant, il y occupe une place centrale malgré le fait qu’il se trouve au Sénégal. L’œuvre de Doucouré donne à voir que la mère d’Amy est également forcée par la tradition culturelle à adhérer à cette dynamique du pour-autrui. Elle va même jusqu’à préparer une chambre pour son mari et sa deuxième épouse, qui restera inoccupée pour l’intégralité du film et dont l’accès est interdit. Plusieurs autres scènes montrent au public la profonde tristesse de la mère d’Amy en ce qui concerne cette situation de polygamie, mais également dans le fait qu’elle ne semble pas être en mesure de faire de choix existentiels pour-elle-même.
Doucouré met également l’accent sur une métaphore filée qui renchérit cette dichotomie entre mœurs traditionnelles et mœurs occidentales : le motif récurent de la robe africaine d’Amy constamment mise en contraste avec les vêtements inappropriés qu’elle porte lorsqu’elle danse avec ses amies. Par exemple, la scène où Amy hallucine du sang qui coule le long de la robe qu’elle était censée porter pour le deuxième mariage de son père incarnerait peut-être le sacrifice et la douleur qu’elle devra endurer si elle venait à choisir la facticité traditionnelle.
Le public observe donc la protagoniste être tour à tour sous le joug des pressions de ces pôles radicaux du pour-autrui. Tous les deux représentent les antithèses de la pensée féministe existentielle de Simone de Beauvoir. Le féminisme de ce film se trouve dans le fait de transcender ces deux pôles, et c’est ce que semble faire ultimement Amy en choisissant d’adhérer ni à l’un ni à l’autre. Ce faisant, elle se trouve dans l’existence pure, dans le pour-soi. Son choix final de ne pas porter la robe traditionnelle ni les vêtements inappropriés pour son âge et plutôt de choisir des vêtements de type « neutre » tend vers l’idée qu’elle a choisi consciemment de transcender les deux types de facticité pour en arriver à un état existentiel où elle créerait son propre sens dans le monde plutôt que de se le voir imposer. Les dernières images du film montrent une héroïne existentielle en paix avec son identité et prête à affronter le monde en créant du sens pour-elle-même.