L’Occident est en crise. C’est du moins la thèse de Jean Vioulac dans La logique totalitaire, qui examine cette crise historique sous plusieurs angles, notamment à travers le prisme de l’analyse du capitalisme devenu « totalitaire ». Malgré l’apparence contradictoire d’une telle thèse, le penseur français remonte à l’essence même du concept de « totalisation » afin de l’étudier dans une perspective philosophique décentrée de son sens commun. L’ère moderne, frappée par la globalisation, se conçoit en tant que totalité planétaire comme « un processus au long cours qui intègre tous les hommes, tous les peuples et tous les territoires dans un même espace temps ». Ainsi, malgré les frontières territoriales et la diversité des êtres et des États, tous·tes convergent vers un même principe : le Capital. Selon Vioulac, pour que le totalitarisme en soit réellement un, il doit y avoir une soumission de tous les individus à un pouvoir total, ce que le philosophe s’applique à démontrer par l’entremise des concepts de puissance et de liberté. Comment ne pas qualifier le Capital de puissance alors que celui-ci existe en tant que principe directeur qui guide toutes les actions individuelles et tous les aspects de l’existence ? Certaines pensées s’avèrent tellement intériorisées que l’on peut en oublier la source, alors même qu’elles découlent d’une logique capitaliste. Nous n’avons qu’à songer à la fameuse phrase « le temps, c’est de l’argent » ou à ce sentiment de culpabilité résultant de la non-productivité. Calculer constamment comment réduire ses dépenses et opter pour des produits à moindre coût afin d’augmenter ses profits, n’est-ce pas inconsciemment des manières de traiter sa vie comme une entreprise capitaliste ? L’argent est en ce sens une forme de coercition, tout comme l’est l’État. D’ailleurs, la nature paraît loin d’être épargnée par cette soumission totale au fétiche de l’argent lorsque l’on constate la gravité des changements climatiques et l’inaction politique commune. Ainsi, l’idée que l’État aliène les libertés lorsqu’il assujettit ses citoyen·ne·s à ses lois ne surprendra personne, mais le Capital en fait tout autant en promouvant au nom de la liberté « une doctrine de la soumission volontaire ».
La main invisible
Ce faux-semblant de liberté propre au régime capitaliste semble néanmoins assumé par le père fondateur du libéralisme économique Adam Smith dans le développement de sa théorie de la « main invisible ». La poursuite des intérêts individuels ou, dans une formulation plus concrète, la tendance de chacun et chacune à améliorer son sort, engendre l’organisation macroéconomique globale la plus efficace. Les individus à la recherche de leur propre gain sont ainsi conduits à leur insu par cette « main invisible » pour la grande satisfaction du système économique.
Ainsi, l’idée que l’État aliène les libertés lorsqu’il assujettit ses citoyen·ne·s à ses lois ne surprendra personne, mais le Capital en fait tout autant en promouvant au nom de la liberté « une doctrine de la soumission volontaire »
Vioulac dénonce le caractère sournois du capitalisme et y voit une certaine manipulation des individus, leurs intérêts étant dictés par le marché. Le philosophe conclut : « Donc, oui, il faut dire que le capitalisme est un totalitarisme, et même qu’il est le fondement, la condition de possibilité des totalitarismes politiques du vingtième siècle, car ces régimes ne furent que des expressions caricaturales et grossières du principe constitutif de la modernité occidentale, à savoir la massification de l’humanité par son assujettissement à la puissance totale de l’abstraction. » L’abstraction dont il est ici question est celle de l’argent, cette création universelle qui n’a de sens uniquement parce que tout le monde consent bien à lui en donner. Également, pour ce qui a trait à la massification de l’humanité, le capitalisme en a effectivement le pouvoir ; en formatant les besoins individuels par ceux du marché économique, il uniformise la population, voire atomise les individus en des sociétés humaines.
Massification et psychologie
Un autre penseur du dernier siècle s’est interrogé sur cette massification commune aux régimes autant totalitaires que démocratiques. Erich Fromm, sociologue et psychanalyste d’origine allemande, développe donc pour sa part une forme d’analyse comparative de ces régimes dans son essai Peur de la liberté. L’angle avec lequel il aborde ce sujet est beaucoup plus psychologique que Vioulac, mais les raisonnements des deux penseurs se rejoignent sur plusieurs points. Fromm débute sa thèse en insistant sur la profonde peur de l’isolement qui caractérise l’être humain depuis la fin du Moyen Âge. À cette époque, les individus étaient enchaînés à leur statut social. Ce rôle indiscutable et déterminé dès la naissance se concevait alors comme un ordre naturel duquel découlait un sentiment de sécurité et d’appartenance – contrairement aux sociétés modernes dans lesquelles le sort de chacun·e se trouve supposément entre ses mains. En fait, cette peur de la solitude hante l’être humain dès l’adolescence, à la rupture de ses liens primaires alors qu’il réalise devoir affronter le monde.
Il faut préciser que, selon Fromm, seules les idéologies répondant à des besoins psychologiques ont le potentiel de devenir une force sociale puissante. C’est pour cette raison que les régimes dictatoriaux et les démocraties trouvent autant d’adeptes ; ils permettent à l’être humain moderne d’abandonner sa liberté et d’éviter l’anxiété qui y est reliée en se soumettant à une autorité manifeste. Même si ce processus se fait plus subtilement dans les régimes démocratiques, le résultat demeure le même : l’individu, en grandissant, apprend à se transformer en un pion conforme de l’incommensurable machine économique, bref, en un automate qui n’a plus besoin d’assumer sa liberté.
Il n’est pas question ici d’abattre sans nuance la démocratie ou le capitalisme, mais de prendre conscience de la soumission cachée derrière cette façade de liberté proclamée, comparable à celle qui caractérise les régimes totalitaires du dernier siècle
Fromm dénonce aussi cette croyance qu’en libérant l’individu de toute contrainte extérieure, les démocraties modernes aient atteint le paroxysme de l’individualisme. Et bien que dans ces sociétés si fièrement libres, tous et toutes possèdent le droit de s’exprimer impunément, ce privilège n’a en fait de sens que dans la mesure où les pensées de chacun·e proviennent réellement de soi-même. Ceci semble difficilement concevable puisque, dès l’enfance, des émotions ou des réactions plus sincères et spontanées sont remplacées par des versions toutes faites par le mécanisme de l’éducation. L’authenticité peine à subsister : « La crise culturelle et politique actuelle n’est pas le résultat de trop d’individualisme, mais plutôt que ce que nous croyons être de l’individualisme est devenue une coquille vide », indique Fromm. Ainsi, de l’inévitable désarmement de l’être humain moderne face aux forces économiques, il ne peut se concevoir autrement qu’en tant qu’esclave de cette toute-puissante machine. Cette conception de l’individu à l’ère capitaliste adhère certainement à la pensée de Vioulac, lui qui décrit également les êtres humains comme les serviteurs et les esclaves du fonctionnement automatique du capitalisme.
Il n’est pas question ici d’abattre sans nuance la démocratie ou le capitalisme, mais de prendre conscience de la soumission cachée derrière cette façade de liberté proclamée, comparable à celle qui caractérise les régimes totalitaires du dernier siècle. Il paraît toutefois moins contraignant de vivre dans un système capitaliste – plutôt que dictatorial – sur le point suivant : en ayant la volonté d’échapper à la servitude à laquelle un individu se retrouve aveuglément soumis, ce dernier peut enfin déconstruire ce système consumériste auquel sa vie est subordonnée. Bien qu’il demeure plutôt impraticable de vivre totalement en marge de la société, il subsiste une philosophie de vie minimaliste qui, en se satisfaisant de peu, tente de se défaire de ces chaînes.