Dans l’histoire du Québec, le 19e siècle est avant tout – à mon sens – celui des patriotes. En effet, leur épopée, loin de se limiter aux rébellions de 1837, débute dans les premières années des années 1800, avec la fondation du journal moderniste Le Canadien en 1806, puis du Parti canadien en 1815, qui devient le Parti patriote en 1826. Ce chapitre de l’histoire s’étend ensuite jusqu’à l’orée de 1870, époque à laquelle l’adoption du projet de Confédération de Macdonald met un frein aux velléités républicaines, décentralisatrices et binationales des derniers patriotes, les radicaux du Parti rouge de Louis-Joseph Papineau et d’Antoine-Aimé Dorion qui souhaitent que les provinces canadiennes forment des républiques autonomes un peu à la manière des États américains. Dorion et d’autres rouges quittent la vie politique peu après l’adoption de l’Acte de l’Amérique du Nord Britannique.
Les années précédant l’adoption de cet acte voient, par ailleurs, mourir plusieurs patriotes demeurés influents jusqu’à la fin de leur vie, comme Denis Benjamin Viger (1861), Wolfred Nelson (1863) ou Auguste Norbert Morin (1865). Le mouvement patriote est ainsi au cœur de la vie politique pendant une majeure partie du 19e siècle et inspire le biculturalisme canadien qui commence à se développer dans les années 1880–1890.
Le Siècle des patriotes
Durant plusieurs décennies, le principal objectif des patriotes est la mise en place d’un régime démocratique, voire républicain, dans la colonie du Bas-Canada. L’obtention du gouvernement responsable en 1848 constitue une demi-victoire pour les patriotes, devenus les « réformistes » après les rébellions, dans la mesure où cette nouvelle loi constitutionnelle diminue de beaucoup les pouvoirs du gouverneur britannique et atténue les effets néfastes de l’Acte d’Union qui visait à priver, par l’assimilation, les francophones du Bas-Canada de leur poids politique. Si l’on doit critiquer – comme le feront les réformistes plus radicaux, rassemblés au sein du Parti rouge à partir des années 1850 – la forme que prend le système politique du Canada dans la deuxième moitié du 19e siècle, il faut toutefois reconnaître que le gouvernement responsable est un grand accomplissement dans notre histoire, dans la mesure où il met fin au régime autocratique et colonial en place depuis la Conquête, système qui donnait tous les pouvoirs au gouverneur anglais. Tout cela grâce à une impulsion prodémocratique et réformiste issue en grande partie du Bas-Canada. En 1848, les francophones peuvent, pour la première fois de leur histoire, élire un parlement pourvu d’un réel pouvoir.
Lorsque l’on se remémore l’histoire du long combat patriote pour la démocratie, les Québécois ont tendance, avec raison, selon moi, à vénérer les révolutionnaires comme Louis-Joseph Papineau, Chevalier de Lorimier, Jean-Olivier Chénier ou Robert Nelson, qui prennent les armes pour contester la gouvernance britannique. Cependant, nous commémorons aussi la mémoire d’un certain Louis-Hippolyte La Fontaine, grand architecte du gouvernement responsable et patriote modéré notoire, qui obtient des gains importants pour son peuple en protestant pacifiquement contre le gouvernement monarchiste en place. La Fontaine parvient à négocier un changement de régime majeur, quitte à s’associer aux autorités britanniques, ce qui fait de lui, plus que John A. Macdonald, le véritable père fondateur de l’État canadien. Si mon admiration première va aux radicaux qui ont su rester fidèles à leurs idéaux même en exil ou sur l’échafaud, il est nécessaire de reconnaître l’importance de l’héritage démocratique du modéré La Fontaine, qui aide à l’avancement de son peuple en collaborant avec le système en place jusqu’à lui imposer sa vision politique.
Le 20e siècle
De la même manière, si nous honorons les grandes figures indépendantistes du 20e siècle comme René Lévesque, Jacques Parizeau ou Bernard Landry qui, comme les radicaux du 19e siècle, proposent un changement total de système politique et tiennent à leurs idéaux jusqu’à la fin de leur vie, il faut aussi reconnaître l’apport historique de politiciens québécois qui se dévouent sincèrement à l’avancement politique du Québec, mais en s’impliquant avec conviction en politique fédérale. Je parle ici des premiers ministres fédéraux québécois qu’ont été Wilfrid Laurier, Louis St-Laurent et même Brian Mulroney. Ces La Fontaine du 20e siècle, s’ils acceptent de collaborer avec le régime fédéral, aident néanmoins le Québec à saisir son importance comme nation, fût-ce au sein du Canada. Si le souverainisme est la seule idéologie pouvant garantir le plein épanouissement du Québec aujourd’hui, selon moi, le biculturalisme a son importance dans notre histoire politique et dans notre prise de conscience nationale, du moins jusqu’à l’échec de Meech, il y a trente ans.
La modernisation du Canada sous Laurier, mais surtout sa vision d’un grand pays biculturel, suffisent à faire de lui un personnage essentiel de l’histoire nationale du Québec.
Le principal porteur de l’idéal des deux peuples fondateurs, pendant plusieurs décennies du 20e siècle, est le Parti libéral du Canada (PLC), avec sa traditionnelle alternance entre un chef anglophone et un chef francophone. Cela va de soi, puisque le PLC est le parti de Laurier, l’homme d’État qui développe et défend la vision des « deux peuples fondateurs » du Canada. Le bilan de Laurier est certes très critiquable, notamment sur son refus d’accorder le droit de vote aux femmes, sur sa participation à la guerre des Boers et sur la mollesse de son compromis destiné à protéger les Franco-manitobains, qui voient leurs écoles interdites à la toute fin du 19e siècle. Il n’en demeure pas moins que son mandat est l’un des premiers gestes d’affirmation nationale du Québec, en réaction à la pendaison de Louis Riel et au mépris du Parti conservateur du Canada à l’égard des Canadiens français. La modernisation du Canada sous Laurier, mais surtout sa vision d’un grand pays biculturel, suffisent à faire de lui un personnage essentiel de l’histoire nationale du Québec. Grâce à son action, le PLC devient le représentant du Québec au parlement fédéral pendant longtemps. Laurier inspire le concept du French Power, selon lequel le Québec peut se développer en combinant une bonne gestion provinciale à une présence accrue au gouvernement fédéral.
Cette idée, bien qu’imparfaite, permet au Québec de comprendre que son poids électoral peut lui permettre d’influencer la politique canadienne et donc qu’il n’est pas totalement impuissant face à son sort. C’est l’idéal du French Power qui amène Louis St-Laurent à la tête du Canada en 1948, le premier Québécois à exercer le pouvoir au fédéral depuis 1911. Plus diplomate que Mackenzie King, Saint-Laurent évite une troisième Crise de la conscription lors de l’intervention canadienne en Corée en rendant l’enrôlement volontaire. Saint-Laurent est réceptif aux revendications du nationalisme canadien-français classique – celui d’Henri Bourassa, de Lionel Groulx, de Camilien Houde et de l’Union nationale – qui se caractérise, entre autres, par une opposition farouche à la conscription lors des deux guerres mondiales (72%) des habitants du Québec se prononcent contre la conscription, en 1942, lors du référendum sur la question). Saint-Laurent parvient à équilibrer les intérêts anglophones et les revendications francophones.
Malheureusement, dans les années 1960–1970, le PLC, sous Pearson et Trudeau, abandonne graduellement la défense du biculturalisme pour adopter le multiculturalisme. Cela culmine avec le rapatriement illégitime de la Constitution de 1982, lorsque le PLC tourne définitivement le dos à l’idée des deux peuples fondateurs. Le principe du French Power s’en trouve corrompu ; on retrouve encore plusieurs Québécois au PLC, mais ils ne défendent plus un système qui protège les intérêts du Québec. Ainsi, les hauts gradés québécois du PLC, depuis Trudeau père, ne me semblent être guère plus que des appâts pour faire croire aux Québécois que les libéraux respectent toujours le principe des deux peuples fondateurs, tout en s’efforçant de neutraliser le nationalisme québécois, en un détournement grotesque des idéaux de Laurier.
Cela dit, les Québécois ne se laissent pas complètement duper. Si, avant 1982, le PLC remporte des scores soviétiques lors des élections fédérales au Québec, son emprise devient très contestée, après la Nuit des Longs Couteaux, par les conservateurs puis par le Bloc québécois. Encore aujourd’hui, il est rare pour les libéraux de remporter au Québec une trentaine de sièges, ou plus, sur une possibilité de soixante-quinze. Sur onze élections fédérales, cela ne s’est produit qu’à trois reprises depuis 1984, ce qui est assez dramatique pour un parti habitué auparavant à gagner quatre cinquièmes des circonscriptions québécoises. À vrai dire, la force électorale des libéraux fédéraux repose beaucoup plus sur l’Ontario et les provinces maritimes, qui croient encore à l’idéal d’un Canada uni et juste.
Mulroney représente le dernier Québécois à s’être engagé en politique fédérale avec un projet pour l’avancement du Québec, dans un vrai esprit biculturaliste.
Mulroney et Meech
Cela nous amène à Mulroney, qui, il y a trente-six ans cet automne, remportait la plus grande victoire électorale de l’histoire canadienne en utilisant la méthode simple de se montrer à la fois ouvert aux nationalistes québécois et aux électeurs anglophones insatisfaits de la corruption et des excès libéraux. Mulroney est celui qui réussit à faire sortir les conservateurs de leur régionalisme des Prairies, pour une trop courte période avant que l’influence des chefs comme Preston Manning, Stockwell Day ou Stephen Harper ne les y ramène. Je trouve le « p’tit gars de Baie-Comeau » important, car il représente le dernier Québécois à s’être engagé en politique fédérale avec un projet pour l’avancement du Québec, dans un vrai esprit biculturaliste. Le projet d’accord du Lac Meech – bien qu’à mon sens la souveraineté lui eût été préférable – était honnête et bien meilleur pour le Québec que ce que les libéraux avaient à lui offrir. La scélératesse de ces derniers fait capoter le projet de Mulroney. L’homme d’État, comme naguère Louis-Hippolyte La Fontaine, fait le pari de l’entente avec un régime adverse, dans le but de faire avancer son peuple. Il y parvient en partie, car ses victoires électorales prouvent que le Québec n’est pas la chasse gardée des libéraux, que les Québécois ne se laissent pas piétiner impunément et que la contestation du modèle fédéraliste illégitime de Trudeau peut générer un grand mouvement politique. Hélas, il m’apparaît que la triste vérité de la Confédération canadienne est que les deux peuples fondateurs ne sont tout simplement pas compatibles et ne peuvent s’accorder que pour un certain temps avant que des opportunistes comme John A. Macdonald, Robert Laird Borden, Pierre Elliott Trudeau, Jean Chrétien et Paul Martin ne viennent profiter des tensions sous-jacentes pour faire avancer leur agenda politique. La question des Autochtones, qui se revendiquent légitimement comme un troisième peuple fondateur, vient encore compliquer la situation nationale au Canada, au point de rendre impossible le rêve d’un Canada uni et équitable envers tous ses fondateurs.
La Fontaine rêvait d’une société démocratique, mais, en vrai patriote, il souhaitait aussi que les francophones du Canada-Uni soient bien traités dans le cadre de cette démocratie. Les décennies suivant l’obtention du gouvernement responsable montrent que l’espoir de La Fontaine en une égalité entre francophones et anglophones ne s’est pas réalisé et que la solution binationale proposée par les républicains rouges aurait peut-être été préférable, sans que cela n’enlève aux accomplissements de La Fontaine. Pareillement, le biculturalisme de Laurier n’empêche pas le retour des conservateurs au pouvoir en 1911, qui imposent la conscription en 1917, sans tenir compte de l’opposition de l’un des deux peuples fondateurs. Tous les efforts de Mulroney n’empêchent pas l’échec de Meech causé par le parti qui l’a pourtant imaginée. Ces échecs n’affectent en rien la valeur historique de l’idéologie du biculturalisme et de ses défenseurs. Cependant, pour l’avenir, ils révèlent, à mon sens, que si le Québec peut prendre conscience de lui-même et de son pouvoir au sein de la confédération grâce à l’action de personnages remarquables, il ne peut s’accomplir que par lui-même. La voie républicaine me semble ainsi la seule envisageable.