Simone de Beauvoir nous avait bien averties : « il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devez rester vigilantes votre vie durant ». Pensons à l’exemple frappant de la Pologne, où un arrêt du Tribunal constitutionnel émis le 22 octobre dernier rend illégal l’avortement en cas de malformation du fœtus, soit pour 98% des avortements légaux au pays. De notre côté de l’océan, la nomination de la magistrate conservatrice anti-avortement Amy Coney Barret à la Cour Suprême des États-Unis, ou encore les positions pro-vie d’anciens candidats aux élections fédérales canadiennes Andrew Scheer et Maxime Bernier, démontrent la précarité dans laquelle peut se retrouver la situation d’accessibilité à l’interruption volontaire de grossesse. Ce discours, qui tend à remettre ce droit primaire à l’agenda politique, menace d’effacer des décennies de progrès féministes.
Le droit à l’avortement entendu comme enjeu « social » est d’ailleurs foncièrement problématique, puisqu’il fait fi d’une notion fondamentale : la question de l’avortement ne relève pas du débat public, ni de l’ordre moral, à savoir s’il est juste ou non d’être « pro-vie ». Ces questions n’en sont pas moins importantes, mais elles contribuent à détourner le discours de l’enjeu central. Celui-ci concerne le corps de la femme et sa liberté de conscience — sa capacité individuelle à disposer de son propre corps, à réfléchir et agir sur et pour celui-ci. Si l’impératif du droit à la vie dépasse pour certaines le droit à disposer de son propre corps, cette position tend à balayer de la main la notion de libre-arbitre au coeur de nombreux discours féministes. La question sociale qu’il convient alors de se poser est la suivante : jugeons-nous les femmes aptes, oui ou non, à décider d’elles-mêmes lorsque leur corps et leurs capacités reproductrices sont mis en jeu ?
Cette image de la femme, perçue comme un être incapable de décider pour elle-même, est ancrée si profondément dans le système qu’est constamment remis à l’agenda politique le droit à l’avortement. Le Québec n’est d’ailleurs pas tout à fait distancé de son héritage judéo-chrétien qui a, des années durant, surbordonné la femme au rôle de simple ménagère (notons qu’il faut attendre en 1964 pour qu’une femme puisse posséder son propre compte bancaire au Québec). De ce système toujours patriarcal découle un discours qui l’est tout autant, où ces bons moralistes « pro-vie » avancent des positions qui réduisent à la « bonne conscience » un choix qui concerne finalement le droit primaire de disposer de son propre corps. Donner la vie est un privilège, et l’implication de la femme dans le processus reproductif ne saurait se limiter à celui de simple corps porteur. Sa subordination à même ce processus, en lui refusant le choix de recourir à l’avortement si elle le désire, contribue au discours infantilisant qui continue de dominer et de soumettre le corps et la conscience des femmes.
Si l’avortement est dorénavant un choix libre au Canada (mentionnons tout de même qu’en 1991, le Sénat n’était qu’à une seule voix de le criminaliser à nouveau), il est impératif de continuer d’offrir aux femmes l’aide et le soutien nécessaire pour que ce droit en reste un. L’acceptation publique de l’avortement doit dépasser le processus en lui-même, et plutôt que de remettre en question la capacité des femmes à disposer de leur propre corps, permettons plutôt un discours constructif sur l’avortement, qui questionnerait notamment l’aide et le soutien psychologique aux femmes qui y ont recours. Voilà un bien large dossier à ajouter à l’agenda politique.