Les oiseaux de la rivière Aras
(deuxième partie)
Aliksan
Souvent je suis le troupeau. Glisse mes doigts dans la laine. Ils m’avalent dans leurs petits manteaux doux. Je me sens au chaud. Zareh me dit que ce n’est pas une bonne idée que c’est dangereux qu’ils peuvent m’écraser que je suis trop petit. Je ne suis pas trop petit.
Aujourd’hui c’est un jour spécial. C’est l’anniversaire de mon petit frère. Il aurait eu huit ans. Il me manque beaucoup. Depuis trois ans.
Parfois la nuit je sors caresser les moutons.
Parfois je bêle dans la rivière sacrée. Un oiseau bleu m’observe.
Tictac est mon mouton favori. Il fait des bruits avec sa langue. Zareh me dit qu’il essaye de me parler. Il dit que c’est du code Morse. Je ne sais pas ce que c’est.
Alors je lui tape la croupe.
Pafpafpanpanpan
Je crois qu’il m’aime beaucoup.
L’année dernière Zareh et moi avons trouvé un garçon aux abords de la rivière. Il s’appelle Anastas. Son chandail était plein de sang. Il avait une blessure au bras. Il avait couru pieds nus et devait avoir très mal. Zareh l’a hissé sur ses épaules et nous sommes rentrés. Karoun a soigné son bras et ses pieds.
Je crois qu’il m’aime beaucoup lui aussi.
Quelques semaines plus tard, j’ai entendu à la radio qu’il y avait une trêve. Je ne sais pas ce que c’est. J’ai demandé.
Zareh m’a expliqué que ça n’a aucune importance. Qu’on n’a jamais le contrôle sur les choses. Sur rien. Même sur les bêtes.
Il le dit tout le temps.
***
De l’autre côté de la porte Karoun tousse. Parfois elle tousse tellement fort que je n’arrive pas à dormir.
Je suis à la table de cuisine avec Anastas. Zareh dépose des œufs devant moi avant de retourner dans la chambre s’occuper de sa femme je ne l’ai jamais vu pleurer comme ça auparavant. Anastas s’inquiète.
– Tu crois qu’elle va bien ?
– Je ne sais pas, elle a toujours été très malade. Même à mon arrivée, il y a trois ans.
Anastas est presque toujours torse nu. Je ne peux jamais m’empêcher de regarder l’énorme cicatrice qu’il a au bras. Derrière lui il y a un Oud. Anastas joue de temps en temps j’adore quand il joue.
– Prends le Oud, Anastas ; joue quelque chose de joyeux. Suis-moi.
– D’ac… D’accord.
J’entre dans la chambre. Un courant d’air rapide me caresse les cheveux. Je me rappelle les doigts de Karoun dans mes cheveux. Les mauvais rêves. La chaleur de son lit. Les bras d’une mère. Rassurante autour de ma tête. Elle avait seulement pu l’être pour moi. Je me rappelle ma mère. J’ai les yeux qui mouillent. Les voitures la fumée le chandail.
L’oiseau bleu.
– Allez ! Danse Hayrik[1] ! Joue plus fort Anastas ! Allez, on danse !
Je vois Zareh danser. On se dandine les fesses. Je lui souris. Il me sourit. Nous rions. Karoun aussi.
Entre deux énormes crachats de sang.
Karoun
C’était l’époque où la pluie n’était pas encore tombée sur les coups de feu. Dans le ciel, un soleil ténu, comme mort-né. Karoun se tenait debout, près de la rivière. Il y avait un corps, tout petit dans une étoffe, au creux de ses mains. À enterrer.
Zareh
Zareh creuse. Les deux jeunes garçons l’observent, hors du trou qu’il évide. Le vieil homme doit prendre une pause à tous les dix coups de pelle, à peu près. Zareh s’assoit sur le bord de la tombe et regarde les jeunes enfants. Aliksan pleure.
– C’est fait. Maintenant je vais avoir besoin de votre aide. Vous allez devoir prendre, chacun, un de ses pieds ; nous la déposerons ensemble dans le trou. C’est là qu’elle se reposera.
Aliksan redouble ses pleurs.
– Arrête de pleu… pleurer Aliksan… c’est pour les enfants.
– Non, Anastas. Laisse-le. Il gagne à être enfant. Écoute-moi. Quand l’homme nait, il est vulnérable, pliable. Lorsqu’il meurt, rigide et dur. Quand un arbre pousse, il est vulnérable, pliable. Lorsque son écorce se durcit et s’assèche, il meurt. La dureté est le compagnon de la mort. Celui qui se sera endurci ne triomphera jamais. Les outils et les armes sont des béquilles qui rognent les membres des hommes. Nous ne nous servons plus de nos bras pour embrasser. Nous ne savons plus ce qu’est une caresse, car nous réprimons celle de la larme.
– Je ne comprends pas…
– Tu comprendras. Prends sa jambe.
– Je ne veux pas…
– Il n’y a plus rien qui reste à l’homme sur cette terre. C’est le seul refuge où venir lorsqu’il n’y a plus d’espoir. Le seul exil se trouve dans la larme. Dans les souvenirs. Quand un homme se remémore son passé, il devient plus doux. Le seul exil se trouve dans la lenteur des souvenirs. Le seul désespoir est de les perdre. Jusqu’au néant. Écoutez-moi… l’homme est une machine à souvenirs. Souvenez-vous d’elle. Pleurez.
– …
– Anastas… Prends sa jambe.
***
Le soleil fait pâlir le poil sur la jambe de Karoun. Un soleil d’une époque calme. Un soleil jeune d’avant les bombes.
Zareh la touche à peine, de ses doigts ruisselants. Karoun. L’eau de la rivière. Le soleil plombe. Le jeune couple vient tout juste de se baigner. Le jeune homme regarde les jambes ensoleillées de sa femme. Pour lui, tout se trouve dans cet instant.
Un instant qui brille trop pour être embrouillé par le temps.
***
Le vieux Zareh est au chevet de sa femme. Il observe ses chevilles ridées. Il les replace sous les couvertures en souriant. Une larme tombe sur le drap. C’est bientôt la fin. Il ne l’a jamais vu dans cet état. Aucun des remèdes qu’elle prend ne semble l’aider. Zareh brise le silence.
– Je n’ai aucun regret.
– Ah non ? Même pas cette coupe de cheveux ?
– Je les couperai demain…
– J’en ai un, moi. Je n’ai jamais pu nous offrir d’enfants. J’en aurais voulu avec toi… tu aurais été un bon père.
– Je ne vois pas ce que tu veux dire, nous avons deux garçons. Ne t’en fais plus avec ça.
– C’est vrai. Il t’a appelé Hayrik tout à l’heure.
– Te rappelles-tu… les étés sur le bord de la rivière ?
– Rien d’autre.
[1] Mot désignant « papa » en arménien.