Le 23 septembre dernier, la professeure Verushka Lieutenant-Duval, qui enseigne l’histoire de l’art et les théories féministes à l’Université d’Ottawa, avait utilisé un mot jugé offensant par la communauté noire dans le cadre d’un cours portant sur la réappropriation des mots offensants par les groupes discriminés. Dans les jours qui ont suivi, des étudiant·e·s et des professeur·e·s ont critiqué son utilisation du mot via les réseaux sociaux, partagé ses coordonnées personnelles et demandé sa démission.
Face à la controverse, le recteur de l’Université d’Ottawa, Jacques Frémont, a pris la décision de suspendre la Pre Lieutenant-Duval et a mis les élèves de son cours sous la responsabilité d’un autre professeur. 34 collègues de la Pre Lieutenant-Duval, en majorité des francophones, ont signé une lettre témoignant de leur appui à la professeure, devenant par ce geste de nouvelles cibles de critiques sur les réseaux sociaux. Néanmoins, la majorité du corps professoral de l’Université a pris position en faveur de la suspension de la Pre Lieutenant-Duval.
La discussion est rapidement sortie des murs de l’Université d’Ottawa pour gagner les grands médias du pays. Au Québec, presque l’entièreté de la classe politique a condamné la réaction de l’Université d’Ottawa comme étant une atteinte à la liberté académique. La cheffe du Parti libéral du Québec, Dominique Anglade, a publiquement défendu le choix de mot de la Pre Lieutenant-Duval et a lancé une pétition pour appeler l’Université d’Ottawa à revenir sur sa position. L’écrivain Dany Laferrière, qui avait semé la controverse il y 30 ans dans le monde anglo-saxon avec un titre de livre comprenant le mot polémique, a aussi défendu sur les ondes de Radio-Canada l’usage du mot dans un contexte autre qu’insultant : « Ce mot tout sec, nu, sans le sang et les rires qui l’irriguent n’est qu’une insulte dans la bouche d’un raciste. Je ne m’explique pas pourquoi on donne tant de pouvoir à un individu sur nous-mêmes. Il n’y a qu’à dire un mot de cinq lettres pour qu’on se retrouve en transe avec les bras et les pieds liés, comme si le mot était plus fort que l’esclavage. Les esclaves n’ont pas fait la révolution pour qu’on se retrouve à la merci [de ce mot].»
Évidemment, tous les avis n’étaient pas unanimes. Dans Le Devoir, la chroniqueuse Emilie Nicolas a avancé que les personnes blanches ne devraient tout simplement pas utiliser ce mot. Selon elle, la blessure subie par les Noir·e·s à cause de ce mot serait trop récente pour que l’on confie à des personnes blanches le droit de le dire. Même bien intentionnées, comme dans un contexte académique, elles seraient à risque de blesser en utilisant ce mot en l’ignorance de sa nature traumatisante. Vanessa Destinée, journaliste et chroniqueuse chez Québécor, a aussi estimé que les personnes blanches devraient éviter d’utiliser ce mot : « Il faut comprendre que [ce mot], quand on a la peau noire, nous accompagne durant toute notre vie, c’est un mot que l’on entend souvent très jeune, quand il nous est balancé à la figure la première fois, on s’en rappelle aussi la première fois quand ça arrive. »
L’administration de McGill réagit
L’administration de McGill a attendu plusieurs semaines avant de se prononcer sur la question. Finalement, le 26 octobre dernier, dans un message intitulé Liberté académique et inclusion, envoyé par courriel à toute la communauté, Suzanne Fortier a indirectement abordé le sujet, évoquant seulement des « situations [s’étant produites] dans des établissements universitaires canadiens ». Elle a réaffirmé l’importance de deux valeurs qu’elle considère cardinales dans le milieu universitaire : « la liberté académique » ainsi que « l’équité et l’inclusion », concédant qu’il pouvait parfois sembler « difficile de parvenir à concilier ces engagements simultanément ». Elle n’a pas explicitement pris le parti de l’une ou l’autre de ces valeurs, affirmant que « renoncer à un principe pour se prévaloir d’un autre ne [lui apparaissait] pas être la solution ».
Dans son message, la Pre Fortier n’a pas rendu explicite sa position quant à l’interdiction d’utiliser des mots controversés dans un contexte académique. Elle a tout de même semblé faire un appel à l’empathie concernant le cas de la Pre Lieutenant-Duval : « Il peut arriver que nous commettions, malgré nous, une maladresse qui puisse heurter les autres. De telles situations sont l’occasion de faire montre d’empathie et de confiance mutuelle et de réitérer notre engagement à nous ouvrir à l’autre, à apprendre, et à grandir. »
Le Réseau des étudiant·e·s noir·e·s réagit
La déclaration de la rectrice a rencontré l’opposition de certaines personnes à McGill. Le Réseau des étudiant·e·s noir·e·s (Black Student Network, BSN) a publié, le 30 octobre dernier, un communiqué « condamnant fortement » l’attitude de Suzanne Fortier. Il lui a été reproché d’avoir « utilisé » la notion de liberté académique pour mettre de côté l’inclusivité : « La compréhension de la « liberté académique » par la principale Fortier permet de refuser aux étudiant·e·s noir·e·s le droit d’apprendre dans un environnement sécuritaire ». Le BSN a aussi affirmé que l’Université McGill avait « une responsabilité particulière pour reconnaître le traumatisme et la violence liés au « mot en n », puisque son fondateur James McGill était une personne raciste qui possédait des esclaves.