Le 29 octobre dernier avait lieu un panel bilingue portant sur le référendum du 30 octobre 1995 sur l’accession du Québec à la souveraineté organisé par l’Institut d’études canadiennes de McGill (IÉCM). Cet événement rassemblait deux acteur·rice·s du camp du OUI, Louise Beaudouin et Me Éric Bédard, qui étaient au moment du référendum respectivement ministre déléguée aux Affaires intergouvernementales et ministre de la Culture et des Communications du gouvernement péquiste québécois, et adjoint du directeur du cabinet et secrétaire du premier ministre québécois Jacques Parizeau. Étaient également présents, pour représenter le camp du NON, Me Eddie Goldenberg et John Parisella, respectivement conseiller politique principal du premier ministre canadien Jean Chrétien, et membre du comité de coordination et d’organisation du camp du NON et ancien chef du cabinet du premier ministre québécois Robert Bourassa. La discussion entre ces quatre acteur·rice·s de la campagne référendaire était modérée par Graham Fraser, journaliste et écrivain canadien ayant servi comme commissaire aux langues officielles du Canada de 2006 à 2016.
Le référendum québécois de 1995 portait sur la souveraineté assortie d’un partenariat économique et politique avec le Canada. Cet événement était l’aboutissement d’une série d’événements politiques que Graham Fraser a qualifiés de « guerres constitutionnelles » : le référendum de 1980 sur la souveraineté du Québec, le rapatriement de la Constitution canadienne en 1982, l’échec de l’accord du Lac Meech en 1990 et de l’accord de Charlottetown en 1992. Au final, le référendum de 1995 se conclut avec des résultats serrés : 50,58% pour le NON contre 49,42% pour le OUI.
Un moment tournant
Dès l’élection de Jacques Parizeau à l’automne 1994, avec sa promesse d’organiser un référendum sur la souveraineté dans la prochaine année, Me Goldenberg raconte que les forces fédérales ont commencé à travailler étroitement avec le Comité pour le NON, bénéficiant d’une avance considérable à l’hiver, au printemps et à l’été de 1995.
Or, une déclaration de l’homme d’affaires québécois Claude Garcia le 24 septembre 1994 serait venue changer la donne. Devant des partisans fédéralistes, M. Garcia avait affirmé des souverainistes qu’il fallait « les écraser » au moment du vote. Cette déclaration, qui comportait « trop d’arrogance » selon Me Bédard, avait effectivement été considérée comme « un non-départ » par le camp du NON, qui a vu le vent se mettre à souffler dans les voiles du camp du OUI.
L’effet Bouchard et la campagne du rêve
De l’aveu des quatre panélistes, l’enthousiasme populaire pour le camp du OUI aurait été décuplé par la nomination de Lucien Bouchard, chef du Bloc Québécois (BQ), à titre de négociateur en chef des Québécois·es le 7 octobre 1995.
Après avoir été amputé de la jambe gauche moins d’un an plus tôt afin de contrer le progrès d’une bactérie mangeuse de chair, Lucien Bouchard était entouré d’une aura « quasi religieuse », selon Me Bédard. Ayant échappé de si près à la mort, Lucien Bouchard aurait été protégé par cette ferveur qui lui permettait de tenir des propos qui auraient mis fin à la carrière de tout autre politicien, selon Me Goldernberg. Ce dernier a notamment donné l’exemple de la portée négative minime de sa déclaration décrivant les Québécois·es comme « une des races blanches qui ont le moins d’enfants ».
Les gens lui auraient dit : « Parizeau nous inquiète, Bouchard nous rassure »
Figure charismatique selon M. Parisella, Lucien Bouchard aurait donné une touche d’humanité et de proximité avec les gens au camp du OUI, contrastant le formalisme de Jacques Parizeau, qui vouvoyait même ses plus proches conseillers aux dires de Me Bédard. Selon ce dernier, les Québécois·es sentaient qu’ils et elles auraient pu « prendre une bière » avec le chef du Bloc : il était une figure en laquelle les Québécois·es qui voulaient croire au projet de souveraineté pouvaient s’identifier. Les propos de Mme Beaudouin ont également fait état de l’impact non négligeable de Lucien Bouchard auprès de la population québécoise ; lors de son porte-à-porte dans Chambly, les gens lui auraient dit : « Parizeau nous inquiète, Bouchard nous rassure. »
Lucien Bouchard, seule personnalité dont on discutait dans les « quartiers généraux » du camp du NON au mois d’octobre 1995, aux dires de M. Parisella, aurait été la figure de proue du camp souverainiste. Cette campagne positive, dont le slogan était « Oui et ça devient possible !», était toute en opposition à la campagne négative et défensive menée par le camp fédéraliste, selon M. Parisella. En effet, a‑t-il affirmé, le camp du NON n’aurait pas eu de grand rêve de changements constitutionnels dans son arsenal, comme ça avait été le cas lors de la campagne référendaire de 1980, survenue avant le rapatriement de 1982 et les échecs de Meech et de Charlottetown. C’est cette absence de rêve à promettre qui aurait donné lieu au jeu défensif du côté fédéraliste, dont l’objectif était de « sauver les meubles ». Me Goldenberg a renchéri, affirmant qu’il s’agissait effectivement d’une campagne axée sur le « portefeuille » de la population québécoise plutôt que sur son attachement au Canada. Aux yeux de M. Parisella, les résultats « nez à nez » du référendum témoignent du fait que, bien que le camp fédéraliste avait obtenu une victoire électorale, il avait « perdu la campagne ».
Un processus démocratique
Malgré plusieurs éléments qui ont fait de cette campagne une « époque polarisante » aux dires de Me Goldenberg, notamment les rabais offerts par des compagnies de transport afin de permettre aux Canadien·ne·s de participer au « love-in » du 27 octobre 1995, ou encore les propos du premier ministre Parizeau sur les « votes ethniques », les panélistes ont souligné la singularité du Québec, source de fierté, dans le cadre de ce processus démocratique.
Les grands changements et projets sociétaux sont décidés au Québec « non pas avec un fusil, mais avec un bulletin de vote »
En effet, selon M. Parisella, le Québec serait une source d’envie à l’international pour sa capacité à traiter ses enjeux constitutionnels ou linguistiques de façon pacifique ; les grands changements et projets sociétaux sont décidés au Québec « non pas avec un fusil, mais avec un bulletin de vote ». Me Bédard a renchéri, affirmant que la société québécoise – dont 93,25% s’étaient prononcée sur la question – a choisi de vivre avec un résultat aussi serré sans prendre les armes : tous et toutes sont « rentré·e·s au bureau le lendemain matin ».
Le panel s’est conclu sur une note positive, alors que M. Parisella a affirmé que les Québécois·es pouvaient ressentir une « fierté de ce qu’on a accompli comme société », par rapport à l’exercice référendaire. Les panélistes se sont entendu·e·s sur la nécessité de travailler contre la polarisation afin d’assurer un climat de respect en société.