« À saisir l’essence de ce [que notre espèce] fut et continue d’être, en deçà de la pensée et au-delà de la société ; dans la contemplation d’un minéral plus beau que toutes nos œuvres ; dans le parfum, plus savant que nos livres, respiré au creux d’un lis ; ou dans le clin d’œil alourdi de patience, de sérénité et de pardon réciproque, qu’une entente involontaire permet parfois d’échanger avec un chat »
Lévi-Strauss, Tristes Tropiques
Ainsi se clôt le périple d’un Lévi-Strauss dans ses Tristes Tropiques, lui ethnographe qui chercha, parmi les racines et sous la brousse, dans des paroles aux morales surannées, murmurées par des peuples qui l’étaient encore plus, la plus humaine des façons de vivre.
Pour toute esquisse de conclusion, on se devrait de regarder le monde à l’entour et y revenir pour le trouver à chaque fois plus personnel qu’autrefois, presque ami. On dira que ce monde s’enquiert de nous-mêmes, qu’il répond à la requête de nous seuls, mais c’est en vérité qu’il a toujours répondu et seulement là prêtons-nous l’oreille. Nous écoutons comme nous l’entendons, comme nous voulons bien l’entendre, soit dans les seules paroles que les hommes entendent véritablement : ce qu’ailleurs il se dit de soi. Voilà comment le « connais-toi toi-même » s’est toujours permis de tout connaître.
Si nous pouvons, et à vrai dire désirons, voir en chaque chose un peu d’humanité et une certaine facette de nous-même, c’est que ce monde en vient aussi à se trouver en nous d’une manière ou d’une autre. Comprendre les choses revient à les saisir dans leur rapport de similarité à nous-mêmes, et donc saisir un certain reflet de nous-mêmes. D’où qu’en les comprenant on trouve réconfort et amitié, car ces choses deviennent alors un peu nôtres, un peu moins étrangères.
« On ne peut comprendre l’altérité ; ceux-là qui se disent en connaissance de ce qui leur est étranger ne font en fait que réfléchir à différentes nuances logeant en eux-mêmes »
Si l’on était à l’origine venu pour se mesurer, se palper dans nos aspérités, voir ce que l’altérité avait que nous n’avions point, et par cela se délimiter soi-même par les bornes qui délimitent l’autre, alors parfois arrive-t-il que l’on échoue. On ne ressort alors de ces rencontres face à l’altérité qu’avec une compréhension plus poussée de celle-ci – ce qui revient à sa dénaturation, car ainsi est-elle maintenant mieux comprise et nous appartient un peu plus. On ne peut comprendre l’altérité ; ceux-là qui se disent en connaissance de ce qui leur est étranger ne font en fait que réfléchir à différentes nuances logeant en eux-mêmes. La réelle altérité est inconnue, incomprise et effrayante.
La pensée féconde
Il y a cet être qui veut tout comprendre pour mieux aimer ce qui l’entoure, moins en avoir peur, et qui donc devient toujours en lui davantage pluriel, se clamant lui-même d’une multiplicité qui était à l’origine celle du monde qui l’entourait – cet être qui en vient à adorer la nuance du monde et donc la sienne. Voilà la figure de l’enfant, naïf et sans paupière, qui d’un regard veut englober tout, pour ensuite changer ce regard pour un nouveau ; l’enfant observe à chaque instant pour la première fois, celle qui au fond est peut-être la seule qui compte.
L’usage de la littérature s’est longtemps voulu prophète de cette totalité du regard, se faisant devoir de ne jamais tomber dans l’unilatéral et la vue unique et pour se faire, défendant une chose et son contraire, argumentant pour alors tout de suite se contredire. Il fallait exprimer la vie dans toute sa grandeur fractale et tout prendre sans compensation pour le choix ou la certitude. Seulement ainsi peut-on mettre les choses en relation, les faire dialoguer, et cela par la dialectique, cette méthode de raisonnement peut-être plus vieille encore que la pensée intérieure. Sans cette première, peut-être même cette dernière ne serait jamais apparue.
« Voilà la figure de l’enfant, naïf et sans paupière, qui d’un regard veut englober tout, pour ensuite changer ce regard pour un nouveau ; l’enfant observe à chaque instant pour la première fois, celle qui au fond est peut-être la seule qui compte »
Il n’y a rien à penser d’un bloc monolithique, d’une certitude absolue : ce ne sont que des faits, éternels et uniques, alors que la nuance, elle, contradictoire sur mille petits points, est féconde à la pensée. Elle est féconde puisqu’elle permet, par la délimitation des choses, donc l’affrontement des choses, la rencontre. Cette rencontre aura toujours des airs de bataille – toutes rencontres commençant par « Pourquoi être autre et non soi ? » –, et ainsi exige des choses en opposition qu’elles se démontrent, se pavanent vêtues de leurs particularités. Mais seulement par cela peut-on comprendre ce qui dans l’opposition reste pareil, et donc ce qui unit et maintient toutes ces contradictions en équilibre. Héraclite disait d’ailleurs de la guerre qu’elle était « la mère de toutes choses ».
Le dogme collectif contre l’anomalie individuelle
L’homme dans sa grande paresse a toujours cherché à éviter cet épuisant va-et-vient dialectique, et cela par la « certitude », elle qui ne demande plus à être réfléchie, elle qui conclut en toute gratuité. Autrement, ce ne peut être rien de moins que la nausée sartrienne, cette façon de voir les choses en elles-mêmes, sans ancrage ni contexte. Cette nausée donne au narrateur de La Nausée des plus grands vertiges, une amplitude autant en dégueulasserie qu’en son glorieux panthéisme de la contingence.
L’esprit en quête de repos pense par systèmes, par idéologies ; voyez qu’à l’extrémisme de la littérature, qui s’impose les tonalités sans jamais se vouloir couleur entière, s’oppose l’extrémisme de la doctrine. Le dogme est toujours collectif, jamais individuel, car pour répondre à une question (ce qui est le commencement de toutes doctrines), il faut d’abord faire abstraction de la spécificité et de tout ce qu’elle apporte en lots d’exceptions. Penser l’être humain revient donc à le penser dans sa généralité, abstrait, et par cela en construire un modèle étant par nécessité plus ou moins étranger à l’individu, lui toujours anomalie.
L’idéologie extrémisée ne veut non pas faire partie de l’individu, mais bien que l’individu fasse partie d’elle. Elle se doit de réduire ce qui serait autre et de voir en chaque personne du pareil au même, d’où les appellations du tovarisch bolchevique, soit « comrade »,et du Parteigenosse nazi, soit « party comrade » (le narrateur de la Nausée y ajoutait aussi bien cet « homme » de l’humanisme). C’est là une des grandes forces unificatrices des idéologies : retrouver partout le même partisan militant, qui idéalement est, par ses opinions, actions et passions, indifférenciable de celui d’à côté. L’autre n’est alors plus une singularité unique, mais plutôt un archétype connu d’avance, compris avant même la rencontre, d’où provient l’amour de celui qu’on ne connaît pas. L’idéologie, pour nous éviter de devoir penser ce qui de prime abord est étranger (et dont la compréhension permet l’amour), nous rend tous identiques à ce modèle auquel n’adhère au fond personne dans son entièreté. On en vient à aimer en l’autre le modèle et non la personne comme telle.
L’ordre de la certitude
La pensée unique reste pourtant, peut-être, la seule chose qui permette l’ordre, ce bien sur lequel sont fondées toutes sociétés, ce bien qui rend ce monde un peu moins chaotique, et ainsi un peu plus certain, qui est le propre de la sécurité — de pouvoir prévoir un tant soit peu. Une société se doit dans une certaine mesure d’être réductrice en l’idée qu’elle est construite sur un modèle d’humains identiques que l’on nomme citoyens (ou si divisée en classes, alors identiques aux autres membres de la classe), et préjuge des droits et responsabilités d’un individu sans connaissance de sa nature. C’est cela qui permet de justifier l’unité d’une société, et donc que ses lois soient appliquées de manière uniforme et constante, qui n’est rien de moins que l’ordre en soi. Une société qui voudrait ses lois personnalisées pour chacun, et non applicable à tous par la figure du « citoyen », ne finirait qu’en un amalgame de factions sans que rien ne les unissent si ce n’est la guerre faite à l’autre. On parle d’ailleurs bel et bien d’une impolitesse lorsque l’autre est trop autre, lorsque ses irrégularités de mœurs dépassent du cadre social, lorsque ses aspérités deviennent subversives au cadre que l’on s’en était fait. Il demeura toujours cet autre, si autre qu’alors incompréhensible, et donc effrayant.
« Et ne nous leurrons guère, en pensant que tout existe par la contradiction et la dialectique, que tout est multiple, flux et reflux changeant, qu’en détruisant les anciennes certitudes nous nous sommes libérés des facéties d’avant, car cela aussi est une sorte de certitude, c’est même le plus grand socle de certitude de notre époque »
Les plus belles cathédrales ont été construites par des peuples qui, s’ils ne se connaissaient pas, s’aimaient tout le moins en ce qu’ils voyaient chez l’autre ce « prochain » abstrait qui n’est au final personne. C’est même peut-être mieux de ne pas trop bien connaître ce « prochain », ces particularités risqueraient de dégouter l’idée divine que l’on s’en était fait, ce pourquoi Nietzsche disait d’aimer son « lointain ». La certitude nécessite le mensonge, mais que de grandes choses peut-elle accomplir.
Et ne nous leurrons guère en pensant que tout existe par la contradiction et la dialectique, que tout est multiple, flux et reflux changeant, qu’en détruisant les anciennes certitudes nous nous sommes libérés des facéties d’avant, car cela aussi est une sorte de certitude, c’est même le plus grand socle de certitude de notre époque. Or ce socle ne peut jamais se nommer lui-même, étant sa propre contradiction ; il aime mieux se faire croire que l’homme n’a pas de socle, qu’il n’a pas besoin de socle, qu’il est toujours multiple et changeant — mais voyez-vous la conviction de pierre et de granite qui professe ces douces nuances de l’homme ?