« Nul de nous n’est assez philosophe pour savoir se mettre à la place d’un enfant », nous disait Rousseau en 1762 dans son Émile ou De l’éducation. Pourtant, les trois siècles qui ont suivi ont vu fleurir maints essais et thèses sur le sujet, en plus de livres de la littérature jeunesse. Ces adultes qui enfilent leurs chaussures d’enfant peuvent-ils avoir, en toute confrontation avec les propos de Rousseau, une vision juste de l’enfance ? La nostalgie ne fait-elle pas voir une réalité idéalisée ? Pourquoi les œuvres racontées du point de vue d’enfants offrent-elles une aussi puissante portée ?
Le Délit, en dépit de ses 44 ans et de son équipe éditoriale dans la vingtaine, a choisi de se tourner, pour cette édition spéciale, vers cette période haute en couleurs et en rêves. L’enfance, dans toute sa beauté et son innocence, offre à voir une dimension trop oubliée à la vie adulte : la créativité. Dans leurs manies parfois impulsives, audacieuses ou même excentriques, les enfants ont bien souvent l’œil constructif, celui qui permet de penser et bâtir au-delà des cadres stricts d’une réalité donnée. Pour repenser le monde avec imagination et envisager des solutions aux grands problèmes de celui-ci, faut-il alors garder cet esprit créatif, celui-là même fondamentalement opposé à nos fonctionnements sociaux d’efficacité programmée ? En ce sens, la créativité est synonyme d’espoir ; elle est essence, énergie vitale (L’imaginaire au service du bien commun).
Pour permettre cette quête d’imaginaire, les récits s’inscrivent dans leur capacité à (re)construire des univers de possibles – réécrire son enfance demande de s’y replonger, de réhabiter ces instants dont la mémoire perd tranquillement le fil. L’écriture, en ce sens, n’est pas très loin de l’enfance – c’est une porte ouverte vers l’imagination et la construction. Qu’elle soit réaliste ou non, elle permet de repenser le monde, celui qui nous habite ou celui qui nous entoure (La Fissure).
À l’enfance ne sont pas seulement rattachés le beau et le créatif. Cette période marque aussi l’époque des grandes crises, des grandes douleurs, et à cela l’apprentissage de cadres propres à la société dans laquelle évolueront les adultes de demain. Si le terrain de jeu est inégal au premier jour, les enfants ont vite fait d’être confrontés aux grandes inégalités qui régissent le monde (À 13 ans, on m’a appris à être raciste, À 6 ans, on m’a appris à être Noir). Si elles provoquent des incompréhensions, certaines inégalités peuvent mener à des enfances plus bouleversées que d’autres, en témoignent les multiples cas médiatisés de la DPJ (La DPJ sous le feu des projecteurs). En ce sens, le rôle de l’éducation est fondamental en ce qui à trait à ces futurs adultes ; néanmoins, les enfants ne saisissent-ils pas davantage que la plupart des adultes certaines réalités fondamentales ? Par exemple, la liberté semble correspondre à l’une de ces évidences que l’on s’efforce d’enseigner à la relève, alors que le concept peut échapper à plusieurs adultes (Enseigner la liberté).
L’éducation, comme pilier sociétal, est ainsi essentielle non seulement dans la construction identitaire, mais aussi dans l’ouverture qu’elle offre aux enfants et aux grandes personnes. Que ce soit à travers l’institution scolaire, l’enseignement parental ou encore l’objet culturel (Enki le renard, gardien de la culture), l’apprentissage et la curiosité pour ce dernier se doivent de nourrir ces esprits, que l’on espère d’abord suffisamment critiques pour remettre en question la société, puis suffisamment féconds pour résoudre les grands problèmes de notre ère.
Le Délit vous invite à renouveler votre propre curiosité et vous souhaite une douce lecture de cette édition spéciale sur l’enfance.