« Le charmant projet que Montaigne a eu de se peindre naïvement, comme il a fait ; car il a peint la nature humaine. […] Un gentilhomme campagnard du temps de Henri III, qui est savant dans un temps d’ignorance, philosophe parmi les fanatiques, et qui peint sous son nom mes faiblesses et mes folies, est un homme qui sera toujours aimé. » Ainsi Voltaire s’exprimait-il à l’égard du projet philosophique de Montaigne, contenu tout entier dans ses Essais. La pensée de Montaigne, éparpillée à travers ces différents textes, résiste cependant à toute entreprise de formalisation. La lecture des Essais reste le seul procédé permettant d’en découvrir les subtilités ; naviguant parmi les contradictions, les tromperies et les délicatesses, le lectorat assidu de Montaigne émerge avec l’essentiel de son enseignement philosophique. Car par le truchement des Essais, les banalités diverses et ondoyantes du quotidien sont un miroir de la nature humaine, et tout sujet est bon pour réfléchir sur ce qu’est l’humain, nous dit Montaigne : « Tout mouvement nous découvre. »
Or, il me semble que la lecture des Essais est plus importante que jamais en ces temps de pandémie. L’oisiveté qui caractérise notre état présent est propice à la réflexion aussi bien qu’à la tentation de céder notre tranquillité aux intempéries tumultueuses du dehors. Essayons donc ensemble, cher lectorat, de voguer à travers certains des essais de Montaigne pour voir quels enseignements peuvent ainsi s’appliquer au cours actuel des choses. Une discussion sur le jugement s’impose toutefois en premier lieu, car celui-ci constitue la pièce centrale du projet philosophique mené dans les Essais.
Le jugement dans la pensée de Montaigne
Les spécificités du projet philosophique de Montaigne s’inscrivent à la fois dans la forme ouverte des Essais et dans le laisser-aller de leur objet. Sur le fond, la subjectivité des réflexions de Montaigne permet de mieux comprendre l’importance que revêt le jugement dans sa pensée : le jugement est l’activité philosophique. Mais quelle est la nature du jugement et sur quel objet porte-t-il ? Dans l’essai « De Democraticus et Heraclitus », Montaigne affirme que « le jugement est un outil à tous sujets, et se mêle partout. À cette cause aux Essais [qu’il en fait] ici, [il] y emploie toute sorte d’occasion ». Il exhorte donc le lectorat d’exercer son jugement sur tous les sujets, aussi creux ou aussi nobles soient-ils : lui-même dans ses essais traite-t-il des odeurs, de l’âge et de la prière, pour ne donner que quelques exemples. Montaigne explique en outre que l’exercice du jugement consiste en l’essai même. D’abord, au sens du français de l’époque, l’essai est la mise à l’épreuve d’une idée ; il s’agit d’une méthode. Cette méthode sert donc aussi bien à éclairer nos opinions sur les enjeux fondamentaux que sur les banalités de la vie quotidienne. Ensuite, l’essai est la tentative, le fait de s’essayer à une opinion sur la question. Autrement dit, l’activité philosophique – et donc le jugement – prend d’abord et avant tout, chez Montaigne, la forme de l’essai, contrairement au dialogue chez Platon ou encore la forme du discours philosophique chez les stoïciens ou les épicuriens.
« La lecture de Montaigne est un exercice de jugement en soi et donc une expérience philosophique proprement dite »
Le jugement tel qu’entendu par Montaigne est caractérisé par une modération et une tempérance ; le jugement s’améliore au fil des essais : « Je ne suis pas tenu d’en faire bon, ni de m’y tenir moi-même, sans varier, quand il me plaît, et me rendre au doute et incertitude, et à ma maîtresse forme, qui est l’ignorance. » Cela se traduit par la place prédominante qu’occupe le scepticisme dans la pensée philosophique de Montaigne, le jugement servant alors comme exercice pour se libérer des dogmes et opinions reçues.
Aussi le lectorat doit-il lui-même faire preuve de jugement afin de comprendre le fond de la pensée de Montaigne dans ses Essais. Dans son adresse au lecteur, Montaigne écrit qu’il tente de se peindre « tout entier et nu » afin de brosser un portrait de la nature humaine. Il affirme pourtant quelques pages plus loin, dans l’essai « Nos affections s’emportent au-delà de nous » qu’il est par nature pudique : « Si ce n’est à une grande suasion de la nécessité ou de la volupté, je ne communique guère aux yeux de personne, les membres et actions, que notre coutume ordonne être couvertes. » Montaigne signale par là au lectorat attentif qu’il faut être vigilant pour bien comprendre son opinion dans certains essais, notamment les plus subversifs. Les contradictions entre certains essais n’en sont que d’apparence, « car quelque apparence qu’il y ait en la nouveauté, [il] ne change pas aisément, de peur [qu’il a] de perdre au change ». En cela, la lecture de Montaigne est un exercice de jugement en soi et donc une expérience philosophique proprement dite.
Montaigne contre le dogmatisme : regard contemporain
Dans ses Essais, Montaigne somme le lectorat de ne pas privilégier une interprétation du texte qui conforterait ses idées préconçues à la signification réelle des mots : « En la parole la plus nette, pure, et parfaite, qui puisse être, combien de fausseté et de mensonge a‑t-on fait naître ? Quelle hérésie n’y a trouvé des fondements assez, et témoignages, pour entreprendre et pour se maintenir ? » Cet enseignement est révélateur de la facilité qu’ont les humains à faire dire à un texte ce qu’il ne dit pas, et pis encore à croire en ces extrapolations ou autres hérésies. La désinformation qui frappe présentement nos sphères médiatiques et les théories du complot qui trouvent de plus en plus de fanatiques ne sont qu’une illustration de la nécessité d’éduquer notre jugement.
« Dans le monde polarisé qu’est le nôtre, la saine conduite de notre jugement me paraît plus que salutaire. En cela, la lecture de Montaigne nous rappelle l’importance du doute dans l’activité philosophique ; elle nous encourage à s’essayer philosophe parmi les fanatiques »
C’est précisément contre ce genre de dogmatisme que s’élevait Montaigne, marqué par les atrocités commises au nom d’opinions érigées en dogmes à l’époque des guerres de religion en France. Dans l’essai sur la connaissance intitulé « C’est folie de rapporter le vrai et le faux à notre suffisance », Montaigne met en garde le lectorat contre l’excès de crédulité ou d’incrédulité. Il dénonce les fanatiques en mettant en lumière leur nature présomptueuse qui découle le plus souvent de leur ignorance : « C’est une hardiesse dangereuse et de conséquence, outre l’absurde témérité qu’elle traîne quant à soi, de mépriser ce que nous ne concevons pas. Car après que selon votre bel entendement, vous avez établi les limites de la vérité et du mensonge, et qu’il se trouve que vous avez nécessairement à croire des choses où il y a encore plus d’étrangeté qu’en ce que vous niez, vous vous êtes déjà obligé de les abandonner. » Dans cet essai, Montaigne décrit deux types d’esprits critiquables : l’âme naïve, à laquelle il attribue « la simplesse et l’ignorance, la facilité de croire et de se laisser persuader » et l’âme présomptueuse, qu’il critique « d’aller daignant et condamnant pour faux ce qui ne nous semble pas vraisemblable ». Si notre jugement est faillible, il ne suffit de se satisfaire de cet état de fait : il faut constamment faire l’expérience de l’essai, rectifiant notre jugement au besoin.
Une dernière remarque s’impose à l’égard du scepticisme existentiel de Montaigne. La nécessité d’exercer son jugement ne signifie pas pour autant qu’il faille rejeter toute croyance. Sans doute n’est-il pas possible de vivre sans croyance ; mais l’essai du jugement a pour objet de rejeter le dogmatisme en entretenant le doute. Aussi Montaigne insiste-t-il sur la nécessité d’exercer son jugement par alternance : « La vérité a ses empêchements, incommodités et incompatibilités avec nous. Il nous faut tromper afin que nous ne nous trompons, et siller notre vue, étourdir notre entendement pour les dresser et amender. » Pour éviter de se tromper, il faut donc prendre au sérieux les opinions qui se dressent contre les nôtres, ou mieux encore, les défendre comme les nôtres. Écouter et comprendre, remettre en question et être en désaccord, ne considérer aucune opinion comme dogme et aucune objection comme hérésie, voilà ce que demande l’activité philosophique.
Dans le monde polarisé qu’est le nôtre, la saine conduite de notre jugement me paraît plus que salutaire. En cela, la lecture de Montaigne nous rappelle l’importance du doute dans l’activité philosophique ; elle nous encourage à s’essayer philosophe parmi les fanatiques. Car comme l’écrit si bien l’essayiste en son premier essai, « c’est un sujet merveilleusement vain, divers et uniforme, et ondoyant, que l’homme. Il est malaisé d’y fonder jugement constant et uniforme ».
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Ayant vu l’importance du jugement dans la pensée philosophique de Montaigne, nous avons entrepris d’exercer le nôtre en jugeant du cours actuel des choses à la lumière de certains enseignements contenus dans les Essais. Or, si l’exercice du jugement doit être ponctué d’un rappel constant des limites de notre entendement et des dangers du dogmatisme, il n’est pas pour autant un appel au relativisme. Il constitue plutôt l’évocation de l’aveu socratique de l’ignorance humaine et de l’importance de l’activité philosophique : « Pour un être humain, la vie sans examen ne vaut pas la peine d’être vécue. » Voilà bien l’importance d’adopter la philosophie comme mode de vie.