Je me mets rarement en colère, mes proches le savent. À l’explosion, je préfère toujours l’échange, la discussion, l’espoir que les choses s’amélioreront par elles-mêmes, la facilité parfois aussi d’éviter l’affrontement.
Le 16 octobre, j’ai senti une colère puissante, un mouvement de révolte venir du plus profond de moi-même. Dans mon pays, un professeur était décapité pour avoir montré des caricatures à ses élèves. Assassiné pour des dessins.
Inversions et lâchetés
J’étais en colère contre l’islamisme, ce projet politique qui menace la liberté de conscience, vise à imposer à la société de supposées lois religieuses. Certains de ses militants, minoritaires, pensent y parvenir par l’usage de la force quand d’autres répandent progressivement leur idéologie dans des sphères de la société comme l’éducation ou la politique. Haoues Seniguer, politologue spécialiste de l’islamisme le définit comme « une politisation exacerbée des normes réelles ou supposées de la religion musulmane, en vue de les consacrer au plan juridique et, de la sorte, les imposer à la collectivité de façon plus ou moins contraignante. » Soyons clair, islam et islamisme n’ont pas à être confondus : l’islam est une religion, là où l’islamisme est un projet politique qui s’appuie sur une vision dévoyée et rigoriste de la religion.
J’étais aussi en colère contre ceux qui entretiennent en France un climat de confusion autour de la laïcité, n’hésitant pas à la désigner comme un outil supposé d’oppression, là où elle est précisément ce qui permet l’émancipation des individus et la protection de leur liberté de conscience, la liberté pour chacun d’adopter les valeurs, les opinions et les croyances de son choix. Colère aussi car dans le monde, y compris parmi nos alliés, peu nombreux étaient les chefs d’État prêts à s’associer à la France pour défendre la liberté d’expression, prêts à reconnaître que le coupable de l’assassinat du Pr Samuel Paty n’était pas notre modèle laïque français mais bel et bien l’islamisme.
À la place, nous avons eu appels au boycott, manifestations et lâcheté des dirigeants, au premier rang desquels Justin Trudeau. Réagissant aux propos d’Emmanuel Macron qui assurait que la France ne renoncerait pas au droit à la caricature, le premier ministre canadien préférait déclarer que « la liberté d’expression n’est pas sans limites » et qu’«on ne doit pas crier au feu dans un cinéma bondé de monde », renversant ainsi la culpabilité du côté des dessinateurs plutôt que des terroristes.
Et puis, parmi les flots d’articles et de réactions qui se déversaient sur mon fil Twitter, le salut est venu du Québec. François Legault, à contrario de son homologue fédéral, a pris position sans ambiguïté sur les caricatures. « Dans une société démocratique comme la nôtre, on ne doit surtout pas plier devant l’intimidation et la violence de ceux qui sont en désaccord avec la liberté d’expression. Si on se met à faire des compromis là-dessus, on ébranle les fondements de notre société. La nation française est notre alliée et même un peu plus que ça », a‑t-il déclaré, estimant que « certains dirigeants politiques qui craignent le terrorisme, devant le chantage de certains groupes religieux radicaux, sont prêts à faire des accommodements qui ne sont pas raisonnables ». Et là, je me suis souvenu que c’était au Québec que j’avais appris à aimer la laïcité.
France, Québec : modèles incompris
J’ai passé l’an dernier en échange universitaire à McGill. En même temps que je me suis mis à aimer la culture québécoise, son bouillonnement intense né de la rencontre entre les différentes influences qui l’ont constituée, j’ai pris conscience de la spécificité du modèle que ce pays tentait de préserver vis-à-vis du Canada anglophone. J’ai remarqué une incompréhension régulière entre anglophones et francophones. Le Québec, me semble-t-il, tente d’établir un modèle alternatif au multiculturalisme associant reconnaissance du pluralisme culturel et affirmation de valeurs communes, mais le Canada anglophone ne voit dans ce refus du multiculturalisme qu’un rejet de l’autre.
À l’époque où j’habitais Montréal, une majorité de Québécois – 66% selon un récent sondage – défendait la loi 21 alors que les autorités fédérales n’y voyaient que racisme et oppression. Plus récemment, dans l’affaire de l’Université d’Ottawa dont j’ai traité pour un hebdomadaire français, la fracture entre francophones et anglophones m’a sauté aux yeux. La classe politique canadienne criait au racisme là où la classe politique québécoise s’inquiétait presque unanimement d’une atteinte à la liberté d’expression. En tant que Français attaché aux valeurs républicaines, je me suis retrouvé dans le combat du Québec pour affirmer son modèle propre. J’ai le sentiment que France et Québec partagent tous deux la défense d’un modèle – certes différent en certains points – qui suscite l’incompréhension autour d’eux. En assistant à la querelle entre Québécois et Canadiens anglophones, j’ai pris conscience que la laïcité pouvait facilement être mal interprétée et qu’un travail d’explication, de pédagogie, était essentiel afin de rappeler son caractère émancipateur, à l’inverse de l’image véhiculée par ses détracteurs.
D’autant plus qu’au moment même où je faisais mon échange au Québec, je voyais mon pays sombrer dans une confusion semblable autour de la laïcité. J’assistais, depuis l’autre rive de l’Atlantique, au renoncement de toute une série d’intellectuels et de personnalités politiques à défendre la laïcité. Comme lors d’une marche le 10 novembre 2019 à Paris, où plusieurs responsables politiques de gauche, y compris ceux-là mêmes qui jusque-là avaient été les plus laïcs, les plus progressistes, défilaient aux côtés d’intégristes. Par cette manifestation, organisée en réaction à une odieuse attaque à la mosquée de Bayonne dans le sud de la France, des organisations proches des intégristes religieux tentaient de se réapproprier l’indispensable lutte antiraciste et de désigner la laïcité et ses supposées « lois liberticides » comme l’ennemi. Alors qu’au contraire, la lutte contre le racisme et la laïcité sont deux alliées indispensables dans le combat universel pour l’émancipation et la dignité humaine.
Au sein même de la France, pays de la laïcité par excellence, un renversement s’opérait, pour la plus grande satisfaction des intégristes, à travers des discours désignant la laïcité comme une forme d’oppression et de racisme. Cet argumentaire est le même que je retrouvais au Canada durant les manifestations contre la loi 21.
Quelques mois plus tard, une lycéenne, Mila, recevait des milliers de menaces de morts pour ses propos critiques envers l’islam sur les réseaux sociaux, l’obligeant à s’isoler à son domicile et à se déscolariser. L’affaire prenait très vite une dimension médiatique et politique. Sommée de réagir, la garde des Sceaux Nicole Belloubet, rappelant tout de même que « la menace de mort est inacceptable », affirmait que « l’insulte à la religion, c’est évidemment une atteinte à la liberté de conscience ». Une maladresse inquiétante pour une ministre de la Justice, le droit à critiquer des religions étant garanti par le droit français, le délit de blasphème ayant été abrogé par la Loi sur la liberté de la presse de 1881. Si l’appel à la haine ou à la discrimination envers une personne en raison de son appartenance à une religion est heureusement interdite, la critique d’une religion constitue l’un des éléments fondamentaux de la liberté d’expression. S’il n’est plus possible de critiquer une religion, qui n’est pour un non-croyant qu’une idéologie comme une autre, que deviennent la liberté d’expression et de conscience, la liberté de croire ou de ne pas croire ?
Autant outranciers qu’ils aient pu paraître, les propos de Mila visaient une religion et non des individus. Distinction élémentaire qui semblait échapper à la ministre, obligée de rétropédaler quelques jours plus tard, regrettant ses propos et déclarant : « chacun peut critiquer comme bon lui semble une religion, une idée, un concept, avec les mots de son choix. C’est non seulement heureux, mais aussi salutaire. »
Une fracture politique
Alors, quand un ami québécois m’a demandé de définir la laïcité à la française dans les pages du Délit, j’ai regretté que cette définition soit de moins en moins claire, y compris pour nous, Français. Cela fait un moment qu’une confusion autour de la laïcité gagne du terrain en France. Dans notre pays, la laïcité est garantie par une loi de 1905 qui proclame la liberté de conscience et pose le principe de la séparation des Églises et de l’État en indiquant que « la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ». Aux yeux de la République, le caractère sacré des religions n’existe pas, toutes les options spirituelles des citoyens, croyants ou non, se retrouvent sur un même pied d’égalité. La religion a un statut de droit privé et la République, notamment par l’article 26 qui interdit « de tenir des réunions politiques dans les locaux servant habituellement à l’exercice d’un culte », s’assure que la religion n’intervient pas dans l’ordre politique fondé sur la souveraineté populaire.
Or, une fracture s’est opérée sur le sujet dans le monde politique depuis environ une trentaine d’années. Elle prend sa source en 1989, lorsque trois collégiennes de Creil, une ville de la banlieue parisienne, refusent de retirer leur voile et sont exclues de leur établissement. La gauche se déchire entre ceux qui prennent la défense des collégiennes et ceux qui s’inquiètent de l’intrusion du religieux au sein de l’école laïque. En 2004, une loi tranche et interdit le port de signes religieux ostentatoires à l’école. Immédiatement, des militants s’en sont saisis pour dénoncer une laïcité dite « offensive » qui serait contraire à la conception originelle de la laïcité.
Certes, la loi de 1905 qui fait office de référence en matière de laïcité en France est souvent perçue comme une loi d’apaisement, soutenue à la fois par des croyants, des agnostiques et des athées. Néanmoins, elle n’est que l’aboutissement d’un processus où la laïcité a dû être combative pour s’imposer et se faire accepter vis-à-vis d’une Église dont la République souhaitait s’émanciper. Que l’État au nom de la laïcité mène une offensive contre l’influence du religieux dans la sphère publique, ici l’école, n’a rien de nouveau.
La laïcité, outil d’émancipation et de liberté
Bien à l’opposé de la vision distordue de ses détracteurs, la laïcité est précisément ce qui garantit aux minorités la possibilité de s’épanouir dans un pays, en refusant que la religion majoritaire soit plus reconnue qu’une autre par l’État. Elle est conçue comme un outil de respect de l’individu. Écarté de l’influence de toute religion à l’école, l’individu apprend à faire ses choix librement et à penser par lui-même. La laïcité s’affirme comme un instrument social, luttant contre tout déterminisme. « Le retour de l’argent public à la seule école publique, par exemple, augmente les chances de réussite des enfants des milieux défavorisés » explique le philosophe et fin connaisseur de la laïcité française Henri Peña-Ruiz dans un article publié dans Front Populaire. Il ajoute : « Préservée du prosélytisme religieux, l’école publique laïque leur offre la chance d’une deuxième vie, celle d’élèves capables de distance à l’égard des préjugés de l’idéologie dominante mais aussi d’usages coutumiers ou religieux aliénants. »
En ne reconnaissant aucun culte, l’État garantit qu’une croyance, qu’une conviction ne devienne pas hiérarchiquement plus importante qu’une autre. Les croyants de telle ou telle religion ainsi que les non-croyants se retrouvent sur un pied d’égalité. On est libres de croire, de ne pas croire, de douter, de critiquer des croyances, de les interroger, d’y adhérer. La laïcité est un formidable vecteur de liberté, il n’y a plus de dogme absolu qui s’impose à chaque individu. Plus aucune croyance n’est sacrée à l’échelle de la société, de là naît la possibilité d’un débat démocratique libre et reposant uniquement sur la volonté des citoyens.
À l’inverse, s’il devient impossible de critiquer une croyance ou une religion, voire même de s’en moquer, comme le voudraient ceux qui s’opposent aux caricatures, on élève cette croyance au rang de dogme et on lui donne une place supérieure dans la hiérarchie des idées. Or, précisément, ce qui permet le vivre-ensemble en démocratie est l’idée qu’il n’existe aucun dogme. Si certaines idées ne peuvent plus être critiquées, comment mener à bien le débat démocratique ? Celui-ci se fonde précisément sur l’idée que l’opinion de chaque citoyen se voit réserver le même traitement, qu’il soit croyant ou non. Cela car chacun a une valeur intrinsèque et absolue en tant qu’individu et non comme fidèle d’une religion ou porteur de telle ou telle opinion. C’est là toute la force de la laïcité : reconnaître indistinctement chaque individu comme un citoyen au lieu de l’essentialiser comme fidèle d’une religion ou membre d’une communauté.
Un projet de société
En refusant l’hégémonie de tel ou tel dogme, la laïcité est le cadre qui nous permet d’être différents tout en appartenant à un même peuple. C’est l’outil qui permet d’éviter l’affrontement : chacun reconnaît que sa croyance peut être débattue, que chacun est libre de l’adopter, mais que personne ne peut y être contraint. La laïcité, en protégeant le citoyen du prosélytisme des religions, assure la liberté de conscience de chaque individu au sein de la société.
Si le modèle de l’interculturalisme québécois diffère du modèle républicain français, j’y ai trouvé une même volonté de garantir le pluralisme tout en assurant une cohésion autour de valeurs communes, à l’inverse du modèle multiculturaliste qui s’y refuse. J’y retrouve ce même équilibre qui refuse une identité figée et permet aux citoyens de se retrouver dans un projet émancipateur commun. La laïcité à la française n’est pas qu’un ensemble de lois, c’est un projet de société.
Aimer, vraiment aimer
Célébrons cette possibilité qu’offre la laïcité de rire de tout, de ne rien trop prendre au sérieux, de se moquer de tout dogme, d’accomplir notre chemin personnel sans qu’il nous soit dicté et de nous retrouver dans une liberté commune où chacun est célébré pour celui qu’il est et non par et pour ce qu’il croit.
Définir les individus seulement par leurs croyances est tellement réducteur. J’essaie d’aimer, j’aime profondément des gens dont je combats pourtant les idées politiques ou les croyances. Car je sais que l’important, ce sont les individus, leur nature profonde, leur bonté intérieure, au-delà de leurs croyances. Les intégristes sont incapables d’accomplir cette expérience de l’altérité et de l’unicité de chaque être. Kamel Daoud, écrivain algérien qui mène depuis de longues années le combat contre l’islamisme en Algérie, a récemment prononcé une phrase dans un entretien à France Inter qui pourrait définir de manière splendide la laïcité à la française : « Il y a plus de vérité à embrasser quelqu’un qu’à embrasser ses croyances. »