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Vif débat sur la liberté académique à McGill

Des responsables de l’association étudiante prient l’administration de poser des limites à la liberté académique et d’encadrer les interventions des professeur·e·s dans les médias.

Olivia Yu | Le Délit

Avant même sa sortie, la déclaration attendue de la rectrice Suzanne Fortier était presque assurée de susciter la controverse. C’est que la polémique autour de l’usage du « mot en n » à l’Université d’Ottawa, à laquelle cette déclaration faisait réponse, est venue réveiller un débat qui faisait déjà rage dans la communauté mcgilloise. À demi-mot, la rectrice a semblé prendre position en faveur de la liberté académique, rappelant quand même l’importance des autres « valeurs cardinales » de McGill – l’inclusivité et le respect – et concédant qu’il pouvait parfois sembler « difficile de parvenir à concilier ces engagements simultanément ».

Elle n’a pas explicitement pris position par rapport à l’utilisation de mots controversés sur le campus, se contentant de mentionner qu’il était possible de commettre des erreurs : « Il peut arriver que nous commettions, malgré nous, une maladresse qui puisse heurter les autres. De telles situations sont l’occasion de faire montre d’empathie et de confiance mutuelle et de réitérer notre engagement à nous ouvrir à l’autre, à apprendre, et à grandir. »

→ Voir aussi : « Mot en n » : la rectrice de McGill réagit à l’affaire de l’UOttawa

La prise de position de la rectrice n’a pas du tout plu aux représentant·e·s de l’Association étudiante de l’Université McGill (AÉUM). Lors de la réunion du Sénat de McGill du 18 novembre, le·a vice-président·e aux Affaires universitaires Brooklyn Frizzle a manifesté son mécontentement par une motion demandant de poser des limites claires à la liberté académique. Iel a affirmé que la défense de la liberté académique promue dans le message était incompatible avec l’article 13 de la Charte des droits des étudiant·e·s, qui les protège contre les « conduites vexatoires » de la part des employé·e·s de l’Université.

Magali Thouvenin | Le Délit

Redéfinir la liberté académique

Le 30 novembre, le Bureau des Affaires universitaires de l’AÉUM a envoyé une lettre à tous·tes les étudiant·e·s, cosignée par tous·tes les exécutant·e·s et par plusieurs plus petites associations étudiantes, dont le Réseau des étudiant·e·s noir·e·s et l’Association étudiante du Département d’anthropologie. Cette lettre, dans un premier temps, condamnait fermement la prise de position de la rectrice en affirmant que la volonté de défendre à tout prix la liberté académique entrait en contradiction avec la mission d’inclusivité de l’Université. Les dérapages permis par la liberté d’expression constitueraient des micro-agressions qui affecteraient la santé et le succès académique des personnes marginalisées.

« La défense d’un dialogue discriminatoire au détriment de la sûreté, de la sécurité et du bien-être des personnes de couleur reflète le pouvoir de la blancheur dans la détermination de ce qui est, et n’est pas considéré comme un discours acceptable. Le maintien de la liberté d’expression au détriment des groupes marginalisés permet un discours raciste avec des impacts réels »

Déclaration de l’AÉUM

Contacté·e par Le Délit, Brooklyn Frizzle reproche entre autres à l’Université de ne pas faire la distinction entre le contexte de recherche et le contexte d’enseignement. « Il y a une énorme différence. Je crois que les professeur·e·s devraient être libres de faire leurs recherches dans la direction et de la manière qu’ils·elles veulent, à condition bien sûr qu’ils·elles respectent les standards de qualité propres au milieu académique. Quand ils·elles prennent le chapeau d’enseignant·e·s, par contre, ils·elles ont la responsabilité de transmettre des connaissances aux étudiant·e·s dans un environnement inclusif et respectueux de tous·tes. Jamais ils·elles ne devraient présenter des opinions personnelles qui ne sont pas appuyées par une recherche sérieuse si cela prive les étudiant·e·s marginalisé·e·s d’un accès sécuritaire à l’éducation universitaire. »

À la fin de la lettre, le Bureau des Affaires universitaires de l’AÉUM exigeait que l’administration de l’Université retire son statut de professeur émérite à Carl Philipp Salzmann, un professeur d’anthropologie à la retraite. Le Pr Salzmann a suscité la controverse en publiant des textes d’opinion sur le Middle East Forum, un blog américain pro-israélien, qualifié « d’extrême droite » par l’AÉUM. Dans ces articles, l’universitaire à la retraite étalait des opinions jugées conservatrices, critiquant entre autres le multiculturalisme, l’immigration de masse, la culture « woke » et le mouvement Black Lives Matter. La lettre de l’AÉUM mentionnait un article en particulier où le professeur affirmait que la violence et la brutalité étaient encouragées dans la culture du Moyen-Orient. 

Pour le v.-p. aux Affaires externes de l’AÉUM, Ayo Ogunremi, le Pr Salzmann a clairement outrepassé sa liberté académique en publiant ces articles.

« Même avant cette controverse, l’Université a toujours attendu de ses professeur·e·s qu’ils·elles publient des articles bien recherchés et bien documentés. Les billets d’humeur de M. Salzmann ne contiennent aucune évidence de recherche, n’ont pas été revus par des pair·e·s et sont ostensiblement discriminatoires. Ce genre de texte n’a jamais été protégé par la liberté académique »

Ayo Ogunremi, vice-président aux Affaires externes de l’AÉUM

Pour Ogunremi, McGill récompenserait ce genre d’attitude en laissant le Pr Salzmann mettre de l’avant son titre de professeur émérite ; il serait donc urgent, selon lui, de le lui retirer afin de préserver les standards académiques de l’Université. Il accuse les médias de marginaliser sa position en utilisant un vocabulaire négativement connoté. « Les journaux qui ont parlé de cet enjeu – par exemple Le Devoir – ont tenu à utiliser le mot “censure” pour décrire ce que nous faisons. D’emblée, ça nous donne le mauvais rôle dans cette histoire, mais c’est un terme complètement subjectif, qui pourrait aussi être utilisé pour qualifier plein de choses qu’on accepte comme “normales” dans cette société. »

Mahaut Engérant | Le Délit

La défense du Pr Salzmann

Joint par Le Délit, le Pr Salzmann a dit ne pas avoir été étonné de la demande de l’association étudiante. Enseignant de 1968 à 2018, il croit que les étudiant·e·s ne font que « répéter » ce qu’on leur a enseigné. « Lorsque j’ai commencé à enseigner, c’était les marxistes qui mettaient de l’avant cette rhétorique de l’oppression. Pour eux, le monde était divisé entre les bons et les mauvais. Au fur et à mesure que les marxistes sont passés de mode, ce sont les féministes, les antiracistes et les militant·e·s LGBT. Ce que vous appelez la gauche “woke”, c’est une nouvelle forme de marxisme, qui divise les gens entre “bons” et “méchants”. C’est pour cela que cette idéologie recourt à la censure. »

Le Pr Salzmann considère tout de même que la situation s’est empirée depuis. « À l’époque, je pouvais discuter avec tout le monde. J’avais des ami·e·s féministes et marxistes, et nos différences idéologiques ne nous empêchaient pas de discuter ensemble. Aujourd’hui, discuter avec moi ou même tout simplement ne pas condamner ma présence, ça revient pour beaucoup à s’associer à moi et à trahir ses convictions. »

Le professeur voit sa critique comme bien intentionnée et antidiscriminatoire, au contraire de ce qui lui est reproché. Il se définit comme un libéral classique, et estime que tous les individus, peu importe leur genre, leur couleur de peau ou leur religion, devraient être traités également par la loi. « C’est une pente extrêmement glissante que d’étiqueter les gens et de définir qui devrait avoir certains droits ou certains privilèges. »

Personnellement, il n’est « pas du tout dérangé » à l’idée de perdre son statut de professeur émérite ; c’est pour « l’intégrité des valeurs de McGill » qu’il s’inquiète. Il souligne ne pas reprocher à l’association étudiante de prendre la parole, même s’il trouve que son argumentaire ne tient pas la route. « Je comprends qu’on me reproche d’avoir exprimé des opinions personnelles. Mais les arguments qu’on me présente n’ont pas grand-chose d’académique non plus, et pourtant on demande à ce qu’ils soient acceptés comme des vérités. C’est un drôle de double standard. » 

« De mon point de vue, ce sont eux·elles qui sont discriminatoires. Je veux quand même discuter avec eux·elles, puisque je crois que le brassage des idées est toujours bénéfique »

Carl Philipp Salzmann, professeur émérite à la retraire

Des professeur·e·s montent au front dans les médias

La lettre de l’AÉUM a poussé de nombreux·ses professeur·e·s de McGill à s’exprimer dans les médias. Neuf d’entre eux·elles ont signé une lettre ouverte dans laquelle ils·elles s’inquiétaient du « climat croissant de censure, de diffamation, de peur et d’érosion de la liberté académique à l’Université McGill ». Julius Grey, un avocat réputé pour sa défense des droits de la personne et historiquement proche du Nouveau Parti démocratique (NPD), le principal parti de gauche en politique canadienne, était l’un des co-auteur·e·s de cette lettre.

« Nous convenons que l’inclusion et la diversité dans l’enseignement, la recherche, la politique, l’érudition, la communication et l’application des connaissances sont les principes fondamentaux et inaliénables sans lesquels la libre réflexion, le dialogue ouvert et la recherche de la vérité ne peuvent être réalisés. Mais nous insistons sur le fait que l’inclusion doit commencer par un engagement en faveur d’une large diversité de pensées, de méthodes, d’opinions, d’intérêts théoriques et de points de vue politiques, ainsi que par une ouverture à tolérer les dissensions, les désaccords et les débats. »

Cette lettre a semblé influencer l’administration de McGill, qui, quelques jours plus tard, a affirmé dans une deuxième déclaration qu’elle ne retirerait pas son statut de professeur émérite à Carl Philip Salzmann. Le ton de cette déclaration était beaucoup plus tranché que la première dans sa défense de la liberté académique. 

« Je confirme le fervent attachement de l’Université McGill à l’égard de la liberté universitaire. Sur le campus, toute idée – aussi impopulaire ou peu orthodoxe soit-elle – peut être exprimée et débattue librement. Par conséquent, aucune idée, aucun argument, aucun mot, ni aucun travail n’y est “proscrit”; d’innombrables exemples, tant passés que récents, ont démontré les dangers de la critique institutionnelle »

Olivia Yu | Le Délit

Différencier liberté académique et liberté d’expression

Une autre lettre ouverte, signée par deux professeur·e·s de littérature, Isabelle Arseneau et Arnaud Bernadet, a été publiée dans les pages de La Presse. Cette lettre critiquait les déclarations de la rectrice, que les deux signataires qualifiaient de tièdes, et affirmait l’importance de la liberté d’enseignement comme la « condition même de la pensée ». Les institutions universitaires québécoises y étaient accusées de pratiquer « à la fois la censure et son déni », et la situation des professeur·e·s était comparée à celle d’un moine copiste au Moyen-Âge « qu’on aurait prié de passer sur une idée ou un mot jugé offensant ».

En entretien avec Le Délit, les deux professeur·e·s ont critiqué l’amalgame entre liberté académique et liberté d’expression, qui aurait été commis autant par l’administration que par l’association étudiante. À leur sens, le cas Salzmann ne concernerait pas la liberté académique, puisqu’il toucherait des écrits publiés en dehors du cadre de l’Université. Cette situation relèverait plutôt de la liberté d’expression, dont le Pr Bernadet rappelle qu’elle est garantie par le deuxième article de la Charte canadienne des droits et libertés

Sans souhaiter se prononcer sur le cas spécifique du Pr Salzmann, Isabelle Arseneau trace tout de même une ligne entre les convictions personnelles et la tâche professionnelle des professeur·e·s. « Mon rôle, comme professeure, c’est d’acquérir une expertise pendant des années sur un sujet très précis et très défini, et pas d’afficher mes convictions personnelles. Si l’un ou l’une de mes collègues a acquis une telle expertise, peu m’importent ses convictions personnelles sur la société ou sur la politique. »

Tout comme l’association étudiante, Arnaud Bernadet s’est montré très critique face aux déclarations de l’Université. « McGill mélange complètement les dossiers en comparant des pommes et des oranges, des questions qui ne sont pas du tout sur le même plan, liberté académique et inclusivité. Sur ce dernier point, il y a un consensus clair dans la communauté qu’il faut embaucher plus de professeur·e·s noir·e·s, plus de professeur·e·s autochtones. McGill ne fait rien de concret par rapport à ça, ou alors c’est carrément risible. En tous cas, ce n’est pas en lâchant sur les principes et les valeurs essentielles du monde universitaire et en appelant ça de l’inclusivité qu’on va régler ce problème-là ». Il cite les travaux de la Pre Charmaine Nelson, qui a vivement dénoncé l’absence de professeur·e·s noir·e·s pendant des années. Au moment de son départ cet été, il n’y en avait que 10 sur un total de plus de 1 700.

Inquiétudes de l’association étudiante

Le·a v.-p. aux Affaires universitaires de l’AÉUM voit d’un mauvais œil les lettres publiées dans les médias. Iel estime que les professeur·e·s profitent de leur tribune pour exprimer des opinions personnelles sur des enjeux sensibles et iel craint que cela puisse rendre inconfortables des étudiant·e·s de l’Université, en particulier celles et ceux qui fréquentent leur classe. Iel ne croit pas que les professeur·e·s qui expriment des opinions personnelles devraient pouvoir le faire en se présentant comme tel·le·s, puisqu’en le faisant de cette manière ils·elles représentent l’Université.

« Je ne vais pas remettre en question le droit de chaque personne à s’exprimer dans les médias,» affirme-t-iel, « mais ces professeur·e·s sont, au final, des employé·e·s de McGill. Je crois qu’il est parfaitement normal pour un employeur de s’intéresser à ce que ses employé·e·s disent sur la place publique, particulièrement lorsque cela rend mal à l’aise leurs client·e·s, dans ce cas-ci les étudiant·e·s, à recevoir des services » 

Brooklyn Frizzle

Iel s’inquiète en particulier du cas du Pr Martin Drapeau, un professeur de psychologie qui a fait paraître, le 24 décembre dernier, un texte d’opinion dans Le Devoir. Dans cette lettre, le Pr Drapeau affirmait qu’une politique de discrimination positive défavorisait les francophones lors de l’admission au doctorat en psychologie. Frizzle affirme avoir reçu de nombreuses lettres de la part d’étudiant·e·s qui disaient ne pas se sentir à l’aise de recevoir un cours donné par ce professeur. Iel pense que l’Université devrait intervenir. 

« C’est une chose de faire des recherches sur la discrimination positive et ses effets ou de faire des recherches sur les statistiques d’admission. C’en est une autre pour un·e employé·e de McGill de se prononcer dans Le Devoir contre les politiques d’inclusion de l’Université, purement sur la base d’opinions personnelles. Est-ce que je dis qu’en tant que personne, il ne devrait jamais donner son opinion sur les pratiques de l’Université ? Non. Mais ça ne devrait pas être protégé par la liberté académique si ce n’est pas du travail académique. Il aurait dû y avoir des répercussions. Je ne dis pas nécessairement qu’il faille le renvoyer, mais des décisions doivent être prises pour que ça ne se reproduise pas et pour s’assurer que les étudiant·e·s restent en sécurité »

Vincent Copti | Le Délit Le bâtiment où se trouve les bureaux de l’AÉUM, sur le campus de McGill

À son avis, les neuf professeur·e·s qui ont écrit une lettre dans The Gazette pour réagir aux propos de l’AÉUM auraient également dû la signer en leur propre nom, sans mentionner qu’ils·elles enseignaient à McGill. « En tant qu’universitaires, ils·elles ont la responsabilité de séparer leurs idéologies privées de leur travail et de leur statut de membre du corps enseignant. Outre la question de l’inclusivité, lorsque les professeur·e·s présentent leurs opinions personnelles non professionnelles comme du travail universitaire, cela compromet leur objectivité. Bien que je n’aie pas été personnellement contacté·e par des étudiant·e·s pour me plaindre des professeur·e·s cité·e·s dans la lettre, il n’est pas improbable que nombre de leurs étudiant·e·s, en particulier les personnes de couleur, ne se sentiraient pas en sécurité en participant aux cours ou en exprimant leurs opinions, sachant que leur professeur·e a des convictions que beaucoup qualifieraient de racistes. »


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