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Le privilège de l’entre-deux

Entretien avec Geneviève Blais et Hector Ruiz sur la notion de double performance.

Camille Gladu-Drouin | Le Délit

Le Délit s’est entretenu avec la poétesse Geneviève Blais et le poète Hector Ruiz sur des questions qui touchent au processus artistique général et au processus qui a enfanté leurs plus récents recueils, respectivement : Fusibles (Poètes de brousse) et Racines et fictions (Éditions du Noroît). Ils enseignent tous les deux la littérature au collège Montmorency et ont publié de nombreux recueils pendant ce temps. Nous les avons questionnés sur leur rapport à l’enseignement, notamment sur la notion de double performance avec laquelle l’écrivain doit jongler : le travail et son idée de performance viennent-ils nuire à la production artistique, qui, elle aussi, nécessite un travail de longue haleine ? 

Le Délit (LD): Geneviève, ton recueil Fusibles est inspiré d’un fait divers macabre, l’affaire des sœurs Papin. Sous quel angle ou avec quelle intention cette affaire est-elle traitée ? Est-ce par la mise en lumière de la construction sociale, les relations problématiques entre mères et filles, la psychose lacanienne causée par les traumatismes passés ? Ou encore quelque chose de tout autre ? 

Geneviève Blais (GB): Je me suis tout d’abord intéressée de façon personnelle au ravage, tel que le définit Lacan, mais aussi à comment ce concept a été repris et pensé, entre autres, par des psychanalystes contemporains. Je ne voudrais pas travestir trop, être à côté, mais disons que le ravage est un passage qui s’opère entre une mère et sa fille, un genre de rapt de la fille envers la mère qui lui permet, par la suite, de s’affranchir de celle-ci en la « détruisant » symboliquement. Selon Alexandre Lévy, « Lacan s’attarde sur cette dimension du ravage dans le lien mère-fille, où ce ravage est à la mesure de l’attente de la fille vis-à-vis de sa mère d’une certaine « substance » en tant que femme, c’est-à-dire de l’attente d’une certaine essence de la féminité – telle une sorte de « modèle essentiel » – qui ne peut précisément être envisagée. » 

« C’est le gluant de cette histoire qui rencontre mon gluant à moi. La sororité, le double, l’inceste, le rapport à la mère (réel et symbolique), le passage à l’acte »

Geneviève Blais

J’ai donc beaucoup lu à ce sujet. Il y avait là quelque chose de particulièrement attirant, des échos, un dialogue, une forme de violence qui résonnait, j’allais en fin de compte à la rencontre de quelque chose en moi à travers ces écrits théoriques. Et puis, un jour, je suis tombée sur Entre mère et fille : un ravage de Marie-Magdeleine Lessana. Quand je suis arrivée au chapitre des sœurs Papin, que je ne connaissais pas par ailleurs, j’ai été littéralement happée. J’avais peur d’avancer dans le récit.  Je suis donc entrée dans cette histoire par le corps : elle m’effrayait et m’attirait. Une chose est certaine, c’est que le passage à l’acte est quelque chose qui me questionne depuis longtemps : comment est-il possible de franchir cette fine ligne ? Qu’est-ce qui (re)tient alors ? Qu’est-ce qui pousse alors ? 

Corinne Fortier | Le Délit

En même temps, je me suis beaucoup posé de questions sur ma propre fascination. Pourquoi est-ce-que je suis si attirée par le monstrueux, quel est ce côté voyeur ? Je pourrais bien vous dire que c’est le rapport de classe qui me révoltait – comme Sartre et Beauvoir en ont parlé. Mais non, c’est le gluant de cette histoire qui rencontre mon gluant à moi. La sororité, le double, l’inceste, le rapport à la mère (réel et symbolique), le passage à l’acte. Et l’œil. Cet œil laissé dans l’escalier. La première chose trouvée par les policiers sur la scène du crime. L’œil. Le regard. Le regard de la mère (réel et symbolique, toujours). Puis, ce qu’on fait dans l’obscurité qu’on ne ferait pas à la clarté franche.

Tout ce que tu nommes dans ta question est juste et se retrouve dans cette histoire, dans cet aller-retour entre mon univers et le fait divers. Mais dans l’écriture même, dans le processus de création, je ne pourrais pas dire que c’était conscient. Louise Dupré, qui était ma prof à l’université, m’a dit un jour : « Vous savez, on n’écrit pas ce qu’on veut mais ce qu’on peut. » Pour moi, c’est exactement ça. C’est une rencontre, un dialogue que je ne maîtrise pas.

LD : Dans ta réponse, on peut percevoir que le processus de création prend un temps de recherche considérable. Crois-tu que ce processus artistique de recherche est entaché par les attentes de la société capitaliste envers ses artistes ? Quel est le futur de l’artiste dans une telle société si le temps que l’on consacre au processus de recherche et d’écriture est diminué de manière forcée par ces mécanismes sociaux ?

GB : Je crois en effet que le processus peut être entaché (notamment si l’on parle de cinéma ou de séries télé à gros budgets qui n’ont pas beaucoup de temps de tournage), mais je n’aborderai ici que ma pratique de la poésie (c’est la réalité que je connais). En ce qui me concerne, je ne sens pas d’attentes ou très peu. Le livre se fait ou non. Je prends le temps qu’il faut. 

« Je pense que la création est un acte de résistance. Je crois aussi que les mouvements fluctuent et que les créateurs ont su et sauront faire avec. J’ai une profonde confiance en la force de création »

Geneviève Blais

Les explorations diverses alimentent ma création littéraire, mais aussi tout ce que je suis et porte ; ça va bien au-delà de la finitude d’un livre. Mais c’est vrai que « perdre du temps », ce n’est pas très payant au sens capitaliste. Ces explorations/recherches sont des détours et, au final, pour parler la langue capitaliste : je consomme beaucoup plus que ce que je livre. Je veux dire que toutes mes recherches sont un flot qui me permet de dialoguer, certes, mais j’ai l’impression que j’absorbe, que je vampirise même et que je ne redonne qu’une toute petite parcelle de ce que j’ai capté et englouti via ces recherches.

Cela dit, il est évident que pour plusieurs, le mode de vie dans lequel nous vivons achoppe ce processus de recherche ; comme il est évident qu’écrire avec une bourse d’écriture est tout à fait différent qu’écrire en travaillant ! Je pense que la création est un acte de résistance. Je crois aussi que les mouvements fluctuent et que les créateurs ont su et sauront faire avec. J’ai une profonde confiance en la force de création. C’est très difficile pour moi de répondre à cette question… j’ai l’impression de manquer d’ancrage dans la réalité et d’être naïve. Est-ce romantique que de penser que malgré les baillons multiples et divers, la parole cherche à s’immiscer à travers les brèches ? Et même de se dire que, parfois, elle explose justement à cause de ces mêmes exigences ? Probablement. N’en demeure pas moins que si je veux être honnête, je sens une force certaine dans cet acte de résistance.

LD : Penses-tu qu’un auteur ou une autrice qui travaillerait, pour gagner sa vie, dans un milieu qui n’est pas en lien avec la littérature se verrait davantage affecté•e par ce concept de double performance ? Car, toujours en lien avec l’idée de recherches externe et interne, celui ou celle-ci serait distrait•e de ses réflexions littéraires par des attentes sociales et économiques auxquelles il se doit de participer.

GB : Ouch. Il y a tellement de réponses possibles. Je pense à tous ces auteurs et autrices prolifiques, mais dont la situation financière était/est fragile, et il y en a beaucoup ! C’est pour ça que, pour moi, c’est une question de résistance. Un acte de résistance. De la même façon, si l’on poursuit ces processus malgré le fait qu’on ait un bon salaire, de bonnes conditions, il faut quand même bien toujours se risquer à faire plein de détours, à sentir qu’on est vain, qu’on est autre et plusieurs, accepter de se perdre. J’ai l’impression que, pour moi, les contraintes sont davantage intérieures.

Parfois, l’acte de résistance ne suffit pas ou, du moins, ne peut plus se faire. La fermeture de la maison d’édition L’Écrou, la semaine dernière, met en lumière que cette résistance a de plus en plus de mal à se frayer un chemin entre les brèches du système capitaliste. 

Voir aussi l’article : Ces phares que l’on n’entretient plus


Gracieuseté de Hector Ruiz

Quant à Hector Ruiz, il considère que l’entre-deux de l’écrivain et du professeur exprime avant tout une posture d’ouverture. Cette position, qui n’est certainement pas des plus faciles, est la plus fertile à ses yeux. 

LD : Hector, ton dernier recueil, Racines et Fictions, se déploie dans un entre-deux, à la fois temporel, spatial et identitaire, où le sujet hésite entre existence et absence. Tu as écrit : « En marge de toi-même / dans l’espace public de la feuille / tu accroches la clé au clou / mets le tablier ». On sent une certaine appréhension ou même une moquerie de cet espace public. Ce point de tension découle-t-il de ta vision de la littérature et de l’écrivain ? Cette vision a‑t-elle évolué depuis que tu as commencé à écrire ?

Hector Ruiz (HR): Tout d’abord, l’entre-deux est quelque chose qui, personnellement, m’intéresse beaucoup. Avec les années, je crois que l’entre-deux est ce qui convient le mieux à ma posture d’écrivain. Ça me permet d’être et ceci et cela, d’écrire des poèmes en vers et des poèmes en prose. On pourrait croire que c’est de l’évitement, mais c’est plutôt, au contraire, une posture d’ouverture, une posture qui accueille le plus d’horizons possible. Cette question-là d’entre-deux me plaît beaucoup. 

Par rapport au poème que tu cites, d’une manière plus ou moins subtile je parle d’une espèce d’art poétique. Cet art poétique est ouvert à l’espace public, à l’autre et à la différence. Ça me nourrit énormément. L’autre a beaucoup de choses à m’apprendre. 

« L’écriture est un exercice de liberté, elle a tous les droits. Elle est guidée par un souffle intérieur et moi, mon travail est d’écouter ce souffle et de l’accompagner jusqu’au bout »

Hector Ruiz

Mais en même temps, quand arrive le moment de mettre le tablier et de s’installer à sa table de travail, c’est un autre jeu. Ici, pas le choix de mettre à distance l’espace public et l’autre. Ce qui est bon pour moi comme individu n’est pas nécessairement bon pour le poème. Le travail d’écriture doit être critique et peut être critique de ce qui se passe à l’extérieur. Dans l’écriture, j’ai l’impression qu’il y a deux temps : le temps où je suis dehors à marcher et à accueillir le monde, et l’autre temps où je suis en train d’écrire. Au moment où j’écris, l’écriture est libre de prendre ce qu’elle veut du dehors, quitte à s’en moquer. L’écriture est un exercice de liberté, elle a tous les droits. Elle est guidée par un souffle intérieur et moi, mon travail est d’écouter ce souffle et de l’accompagner jusqu’au bout.

Cette posture de l’entre-deux doit accepter que tu dois toujours te réactualiser et te remettre en question. La littérature est un travail qui demande du temps, de la lenteur, parce qu’il faut lire et réfléchir à ce qu’on lit. Lire, ça prend du temps. C’est aussi un travail qui est peu payant. Les écrivains sont vraiment pauvres. C’est un travail qui semble inutile pour plusieurs. Dans une société comme la nôtre, je trouve qu’on a beaucoup de travail à faire. Je me demande parfois : comment ça se fait que des personnes trouvent l’art inutile ? 

LD : S’il est vrai que l’écriture et la lecture sont des espaces hors temps, des espaces de contemplation et de lenteur, cet espace-temps créatif se heurte-t-il parfois à la rapidité et à la productivité attendues dans la « vraie » vie ? 

HR : Oui, définitivement. En même temps, c’est pas tout mauvais. Le seul aspect positif de la pandémie est qu’on a été obligé de s’enfermer dans la maison et qu’on a arrêté d’être productif. Un artiste ne peut pas brusquer l’œuvre. Si un artiste brusque l’œuvre, ça va se revirer contre lui. Il peut travailler beaucoup, mais l’œuvre va arriver à maturité quand ce sera son temps. Quant à moi, ce n’est pas l’artiste qui décide quand elle est finie, c’est l’œuvre qui le décide. L’artiste doit être à l’écoute de l’œuvre.

Il faut le dire, on le voit bien aujourd’hui et depuis toujours, la question du succès et la volonté de réussir font partie du processus de l’artiste. Il y a un aspect important dans cette volonté : ça nous pousse à nous dépasser, à ne pas faire la même chose, à aller ailleurs, mais elle est très dangereuse parce qu’elle peut aussi transformer l’individu en monstre. 

En même temps, bien que la communauté poétique soit en train de s’agrandir, elle demeure minoritaire. Je ne peux pas m’empêcher de porter un regard à son grand frère, le roman. Un recueil de poésie qui fait un premier tirage de 500 exemplaires, c’est énorme. Mais quand on sait qu’un premier roman fait un tirage de 3000, ça m’étonne beaucoup. Il y a un intérêt pour la lecture et la culture, mais pourquoi ne se rend-il pas à la poésie ? Est-ce parce que le roman est plus divertissant ? La poésie, trop complexe ? Il  y a certainement un renouveau pour la poésie au Québec, on le voit. Mais j’ai bien hâte de voir la deuxième phase. Certains collègues du cégep et moi, on se dit : là, ça suffit l’introduction à la poésie ! Il faut entrer maintenant, pour reprendre Roland Giguère, à l’âge de la parole. 

« C’est vrai qu’il y a quelque chose dans l’écriture et l’enseignement qui te garde vrai, authentique. C’est fort d’échanger autour d’une œuvre avec un groupe. On n’a pas le choix d’être là. Ça demande une présence véritable »

Hector Ruiz

LD : Tu enseignes au Collège Montmorency depuis une quinzaine d’années – années durant lesquelles tu as également écrit et publié quatre recueils de poésie et un essai. Qu’est-ce que tu as gagné ou perdu de cette double performance ?

HR : Dans l’idéal, mon travail resterait de lire, d’écrire et d’échanger avec d’autres littéraires. Mais en même temps, le cégep me permet de lire et d’échanger avec mes étudiants. Ça ralentit le processus de création, oui, mais parfois, c’est intéressant d’être interrompu et de devoir y revenir plus tard avec un recul. Enseigner me permet de retenir mon contact avec l’écriture en attendant d’avoir un temps de qualité pour me concentrer sur mon travail. 

C’est vrai qu’il y a quelque chose dans l’écriture et l’enseignement qui te garde vrai, authentique. C’est fort d’échanger autour d’une œuvre avec un groupe. On n’a pas le choix d’être là. Ça demande une présence véritable. Tu ne peux pas faire semblant, même chose quand tu écris. Écrire, c’est écouter, et tu veux écouter la voix la plus juste possible. Je pense qu’il y a d’autres métiers qui peuvent permettre ce va-et-vient entre l’écriture et comment gagner sa vie – peut-être le bibliothécaire et le libraire. Moi, personnellement, j’ai besoin de me sentir en sécurité pour me concentrer sur l’écriture. Comment aller à la table de travail quand tu vis dans la précarité ? Je me considère chanceux et privilégié de pouvoir être enseignant et écrivain. Mais parfois, c’est difficile, tu veux tout donner à l’écriture.

Dans une autre vie, si je n’étais pas enseignant, j’aimerais entraîner une équipe de soccer. C’est quand même proche parce que ce sont des passions. Ça te prend toute la tête, tout le corps. Mais je ne sais pas si un travail pourrait remplacer l’écriture. 

LD : Où te positionnes-tu par rapport à l’autofiction ?

HR : Je suis là aujourd’hui à accepter certaines choses. J’ai toujours eu l’idée que j’allais ennuyer l’autre avec mes histoires d’immigration. J’avais peur de tomber dans cet aspect pathétique de la lamentation. Je pense que je n’avais pas non plus assez de métier pour aborder ce sujet. Ceci a fait que je me consacrais à des projets de déambulation ou de type « engagement ». À un moment donné, à travers ça, il y avait un souvenir qui émergeait et je n’avais le choix que de travailler avec ça. 

En vieillissant et avec le travail de mon éditeur, j’ai compris que je ne peux pas toujours fuir mon passé. Je dois travailler avec maintenant. Ici aussi, la notion de l’entre-deux resurgit. Il faut conjuguer maintenant l’entre-deux de la mythologie, qui est sociale et collective, et de ma mythologie personnelle : ma mémoire et mon histoire. 


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