« Sheddin tears, reminiscin on my past fears
2Pac, My Block
’Cause shit was hectic for me last year
It appears that I’ve been marked for death, my heartless breath
The underlyin cause of my arrest, my life is stressed »
« Je versais des larmes, me souvenais de mes peurs passées
Parce que la merde était trépidante pour moi l’an dernier
Il semble que j’ai été marqué pour la mort, mon souffle sans coeur
La cause sous-jacente de mon arrestation, ma vie est stressée »
L’été 2020 a été fort mouvementé aux États-Unis d’Amérique, pour en dire le moins. À la suite du meurtre de l’homme noir George Floyd par un policier blanc, le 25 mai dernier, des millions de manifestants ont pris les rues afin de protester contre le racisme et les violences policières. Partout à travers le pays, l’on entendait résonner, sur les chaussées et à travers les murs, ces cinq mêmes mots en boucle : « Les vies des Noirs comptent ». Tristesse, abattement, colère, rage, les mots manquent pour décrire le sentiment des manifestants, d’autant plus que ce n’était pas la première fois qu’ils manifestaient. Mais l’intellectuel américain Cornel West, l’un des contributeurs majeurs aux African-American studies, préfère employer le terme « désespoir », cela car il y avait un sentiment commun, parmi ces manifestants, que ce ne serait pas la dernière fois qu’ils seraient là.
En 1993, West publiait son fameux Race Matters (La race compte, tdlr), ouvrage qui a connu un succès immédiat. L’œuvre contient sept essais faisant un bilan des relations raciales aux États-Unis, en particulier celles des Noirs avec les autres communautés. L’essai « Le nihilisme en Amérique noire », surtout, est d’une importance cruciale si l’on veut comprendre « le sentiment de dépression psychologique, d’inutilité individuelle et de désespoir social si répandu en Amérique noire » encore de nos jours. Au moment où l’Amérique tente d’imaginer et de construire une nouvelle réalité raciale, la lecture de Cornel West est plus pertinente que jamais.
Le nihilisme en Amérique noire
La thèse centrale de l’essai « Le nihilisme en Amérique noire » est simple : un danger nihiliste se profile à l’horizon de l’Amérique noire, et cela, depuis la déportation forcée et violente d’esclaves africains il y a plus de 400 ans. Par « nihilisme », West ne se réfère pas à la définition communément employée en philosophie, soit la doctrine selon laquelle « il n’y aucun fondement rationnel pour des normes ou une autorité légitimes ». Plutôt, le nihilisme est un sentiment, une expérience vécue où la personne noire fait face à « une vie effroyablement vide de sens », une vie « de désespoir » et, surtout, une vie qui manque cruellement d”« être aimée ».
Faut-il le préciser, cette « personne noire » dont West parle dans ses textes n’est pas une personne spécifique censée représenter tous les individus noirs des États-Unis. Bien évidemment, il serait impossible d’imaginer un tel individu. La « personne noire » est plutôt une construction philosophique qui nous permet d’expliquer certains des grands problèmes qui affectent les communautés noires des États-Unis.
Le nihilisme, écrit West, est loin d’être nouveau. L’histoire du Noir américain est l’histoire d’une lutte constante contre ce nihilisme. La première grande manifestation de cette lutte fut le combat pour l’affranchissement des esclaves, au 19e siècle. La vie d’esclave n’est en effet qu’une vie nihiliste : une vie dénuée de toute liberté n’a pas le pouvoir de se trouver un sens, pense West. Être libéré de sa condition d’esclave, c’est donc retrouver les moyens de trouver un sens à la vie, retrouver les moyens de trouver un espoir.
Ainsi, West n’est pas sans rappeler Albert Camus, cet essayiste et romancier franco-algérien, auteur de « Le Mythe de Sisyphe ». La lutte contre l’esclavage, pour la personne noire, c’est en quelque sorte une lutte contre l’Absurde camusien. Seulement par la révolte – et par l’émancipation qui en résulte – peut-on affirmer sa dignité et devenir véritablement libre.
Mais ne nous leurrons pas : l’esclavage et son lourd héritage n’ont jamais été le principal « démon » de la personne noire d’Amérique. L’esclavage n’était qu’une phase qui devait éventuellement se terminer. Le véritable démon, celui qui a persisté dans le temps, a bien toujours été le nihilisme, et l’esclavage n’était qu’un de ses porteurs.
« Le principal ennemi de la survie noire en Amérique n’a été et n’est pas l’oppression ni l’exploitation, mais la menace nihiliste—c’est à dire la perte d’espoir et l’absence de sens »
Cornel West
Se sauver du nihilisme
Si le nihilisme est l’une des seules constantes dans l’histoire des Noirs en Amérique, le combat contre celui-ci doit en être une autre. La question doit donc se poser : de quelle façon la personne noire d’Amérique a‑t-elle combattu ce nihilisme ? Selon West, « le génie de nos ancêtres noirs a été de créer de puissants tampons pour écarter la menace nihiliste, d’équiper les Noirs d’une armure culturelle pour repousser les démons du désespoir, de l’absence de sens et de l’absence d’amour ». Par cette « armure culturelle », le philosophe fait partiellement référence à la culture artistique noire, où la culture musicale, notamment, joue un rôle central.
« Si les cultures sont, en partie, ce que les êtres humains créent (à partir de fragments antérieurs d’autres cultures) pour se convaincre de ne pas se suicider, alors il faut applaudir les ancêtres noirs »
Cornel West
La musique est l’un des modes de création de sens par excellence employé par les communautés noires d’Amérique pour combler le vide que représente le nihilisme. À travers la musique, la personne noire peut exprimer sa douleur, sa violence, ses remords et surtout son absence de sens, d’espoir et d’amour propre. Cette absence atroce de sens est ce qui mène tant de jeunes Noirs à adopter des attitudes destructives envers soi et envers autrui, selon West. Les remords, le dégoût de soi et l’autopunition sont en effet des thèmes récurrents dans le rap noir américain :
« When I die fuck it I wanna go to hell
The Notorious B.I.G., Suicidal Thoughts
’Cause I’m a piece of shit it ain’t hard to fuckin tell
[…]
All my life I been considered as the worst
Lyin to my mother, even stealin out her purse
[…]
Crime after crime, from drugs to extortion
I know my mother wished she got a fuckin abortion »
« Quand je mourrai, fuck it, je veux aller en enfer
Parce que je suis une raclure et ce n’est pas difficile à reconnaître
[…]
Toute ma vie, j’ai été considéré comme le pire
Je mentais à ma mère, je volais même de son sac à main
[…]
Crime après crime, de la drogue à l’extorsion
Je sais que ma mère souhaitait qu’elle se soit fait avorter »
L’absence de sens s’accompagne aussi, dans les communautés noires, d’une violence – psychique et physique – envers les autres. West constate qu’une grande partie de « cette rage, cette colère et ce désespoir sont dirigés vers des concitoyens noirs, particulièrement les femmes noires, qui sont les plus vulnérables dans la société ». Ignorer le rôle du nihilisme comme cause de cette violence, ce serait donc renoncer à régler le problème.
Mais cela ne veut bien évidemment pas dire que le nihilisme est une excuse pour justifier et pardonner la criminalité noire. « Dire [que la menace nihiliste contribue aux comportements criminels] n’est pas la même chose que d’affirmer que les Noirs individuels ne sont pas responsables de leurs actes – les meurtriers et les violeurs devraient aller en prison. » West fait simplement le constat d’un fait : l’intériorisation d’une vie sans espoir et sans sens produit et nourrit des individus qui se détruisent violemment avec les autres.
Quand la musique ne suffit plus
Si la création de sens par le moyen de la culture noire a plus ou moins fonctionné jusqu’aux années 1970, selon West, les communautés noires font depuis quelques décennies face à une nouvelle vague de nihilisme. « Qu’est-ce qui s’est passé ? » Selon West, deux facteurs principaux sont au cœur de ce nouvel effondrement des communautés noires. Le premier, les forces du marché capitaliste ; le second, l’absence flagrante de leadership noir.
Les forces du marché, pense West, ont instauré un système où l’objectif universel est « la fourniture, l’expansion et l’intensification du plaisir ». Les individus, désormais des consommateurs, ont été réduits en objets de plaisir. Cette réduction menace particulièrement les communautés les plus vulnérables – dont les communautés noires – qui n’ont pas autre part où trouver du sens. La personne noire n’a donc pas le choix d’intégrer cette optique capitaliste du plaisir, une optique qui lui fera intérioriser un sentiment de vide de plus en plus profond : c’est la résurgence du nihilisme.
De plus, la suprématie blanche monopolise ce marché que la personne noire est obligée d’accepter. Ici, la « suprématie blanche » est comprise comme l’addition de toutes les images et enseignements implicites et explicites de la société américaine. Ces images laissent à penser qu’il y aurait en effet quelque chose de supérieur dans la manière d’être blanc. Suffit-il de jeter un coup d’œil aux séries et films les plus populaires à la télévision pour constater cela – rarement peut-on y voir des protagonistes non-stéréotypés issus de communautés racisées.
La conséquence inévitable de cette optique de marché et de cette suprématie blanche est l’aliénation de la personne noire. Cette dernière ne peut que ressentir de la frustration face aux sentiments contradictoires que provoque le fait qu’elle est mais ne peut jamais être cette figure imaginaire et archétypale de « l’Américain ». Cette exclusion des Noirs de la définition de « l’Américain » n’est pas simplement une coïncidence ou une perception culturelle erronée que se fait la personne noire ; cette exclusion est bien réelle.
Problème noir ou problème américain ?
Les discussions sur le sort des Afro-Américains – en particulier ceux qui se trouvent en bas de l’échelle sociale – ont tendance à se diviser en deux camps, selon West. D’un côté, les structuralistes libéraux proposent « le plein emploi, la santé, l’éducation, des programmes de garde d’enfants, ainsi que des mesures générales d’action affirmative ». De l’autre, les behavioristes conservateurs encouragent « des programmes d’aide personnelle, l’expansion de commerces noirs et des pratiques d’emploi non préférentielles ». Le souci principal, cependant, est que dans les deux cas, les personnes noires sont vues par les autres comme une « communauté problème » (problem people). Les personnes noires sont toujours « autres », des étrangers démunis qu’il faudrait aider. Mais cette vision fait abstraction du fait que l’histoire de l’Amérique noire, c’est l’histoire de l’Amérique.
« Pour les libéraux, les personnes noires doivent être « incluses » et « intégrées » dans « notre » société et culture, tandis que pour les conservateurs, ils doivent « bien se comporter » et être « dignes d’être acceptés » par « notre » mode de vie. Tous deux ne voient pas que la présence et les difficultés des personnes noires ne sont ni des ajouts ni des défections de la vie américaine, mais plutôt des éléments constitutifs de cette vie »
Cornel West
En effet, les problèmes auxquels les communautés noires font face ne sont que des symptômes de problèmes plus pernicieux à l’échelle de la société. Le « problème noir » n’est que problème noir dans la mesure où la société américaine a créé ce problème noir et a existé grâce à celui-ci. Ce « problème noir », c’est donc en fait un « problème américain ». La souffrance noire est synonyme de souffrance américaine. Et tant que les États-Unis d’Amérique ne prendront pas conscience de cela, il sera toujours nécessaire de réaffirmer, dans les rues et dans nos discours, que les vies des Noirs comptent.