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Réinventer le ballet blanc

Quand la diversité s’unit à la tradition.

Juan David Vega Padilla | Le Délit

Les ballets blancs, terme technique décrivant des scènes de style romantique, spirituel et mystérieux, aux jupons vaporeux et virginaux, sont apparus pour la première fois durant la première moitié du 19e siècle et sont considérés comme l’archétype du ballet classique. Ces histoires issues du surnaturel, des sentiments douloureux et des idéaux de la vertu féminine se traduisent par une esthétique immaculée sur scène. Le corps du danseur ou de la danseuse de ballet, la blancheur de leurs costumes et l’ambiance bleutée de la scène contribuent à l’atmosphère surréelle qui règne dans la salle. 

Pourtant, ces scènes traditionnelles, devenues des classiques dans le monde de la danse, peuvent être restrictives pour plusieurs. Cette « blancheur » ardemment recherchée par les directeurs artistiques et chorégraphes se traduit pour certains en micro-agressions. Pour d’autres, cela signifie même une opportunité de moins dans le monde professionnel de la danse. En vue des traditions européennes fortement ancrées dans la danse classique, comment peut-on s’assurer que cet art restera vivant dans un monde de plus en plus globalisé et diversifié ? Selon Vanesa García et Jordan Faye, deux danseurs des Grands Ballets Canadiens de Montréal, tout commence au bas de la pyramide.

« Plus on grandit, plus on se développe dans le monde des adultes, et plus on perd cette innocence qui nous permet d’ouvrir les yeux sur certaines problématiques sociales »

Vanesa García

Vanesa, de son rire contagieux, me raconte ses débuts dans le milieu ; elle voulait être comme les ballerines et princesses qu’elle voyait à la télévision. Dans son Espagne natale des années 1990, elle a souvent été la seule noire parmi ses autres camarades.  Mais elle « ne réalisait pas qu’elle était différente ». Elle pense que « plus on grandit, plus on se développe dans le monde des adultes, et plus on perd cette innocence qui nous permet d’ouvrir les yeux sur certaines problématiques sociales ». Pourtant, son amour pour la performance et cet art « si humain », comme elle le décrit, l’a motivée à auditionner au Conservatorio Profesional de Danza de Madrid et l’a même suivie aux Grands Ballets. Au travers de ses créations chorégraphiques, elle cherche à favoriser l’aspect humain de la danse pour raconter des histoires par le mouvement. Elle pousse constamment ses limites en utilisant ses connaissances et différentes techniques pour « trouver du confort dans l’inconfort ». Du flamenco, au moderne, en passant par le popping et le locking, rien ne l’arrête pour aller au-delà de la scène et rejoindre le public. Pour elle, raconter des histoires est intrinsèque à l’art de la danse. Cela passe non seulement par le mouvement, mais également par la musique, tout aussi indispensable. La musique lui fait voir directement la chorégraphie et lui permet d’utiliser les mouvements comme vaisseau pour narrer ses contes et ses messages. 

Jeffrey Rosenberg | Le Délit

Jordan, quant à lui, a grandi dans une commune à quelques kilomètres de Lyon, où sa passion pour la musique s’est rapidement liée à sa passion pour la danse classique. Lui aussi est issu d’une minorité dans la France du début du 21e siècle. Quelques années plus tard, après avoir poursuivi son parcours à l’École supérieure de ballet du Québec, il participe au Youth American Grand Prix, une compétition de renommée internationale invitant les danseurs les plus doués venant des quatre coins du monde à présenter diverses variations et solos. Ces compétitions permettent de mettre en valeur le talent, les efforts et le travail acharné de multiples artistes de la danse, et cela sans se préoccuper de l’image d’une compagnie ou de l’histoire d’un ballet traditionnel. Jordan m’explique : « Il y avait à cette compétition d’autres danseurs de couleur qui me ressemblaient. C’était la première fois que je partais avec quelques élèves de ma classe aux États-Unis et que je voyais des danseurs brésiliens, asiatiques, sud-américains. » Il réalise donc rapidement qu’il « n’était pas si spécial ni différent que ça », et que tout le monde a la capacité de percer dans le milieu, et ce, sans se préoccuper des différentes origines de chacun.

« On ne peut pas s’attendre à ce qu’un public diversifié s’intéresse à ce qu’il voit sur scène s’il ne s’y voit pas représenté correctement »

Jordan Faye

Les deux danseurs s’entendent pour dire que « le ballet, c’est élitiste ». Jordan s’estime chanceux d’avoir eu des parents réceptifs à ses rêves et qui désiraient s’impliquer dans sa passion. Vanesa raconte avoir eu la chance d’avoir l’appui de ses proches, mais aussi d’avoir grandi dans un pays où l’éducation et l’accès à la danse étaient pratiquement gratuits. Sa famille, assez modeste, « n’aurait décidément pas eu les moyens financiers de payer un parcours professionnel en danse aux États-Unis », par exemple. Jordan souligne également « qu’ici, au Québec, le plus cher n’était pas nécessairement l’école de ballet, mais bien l’enseignement privé qui venait avec le programme obligatoire de l’ESBQ ». Mais qu’advient-il de ces gros écarts culturels entre les communautés qui affecteraient l’accessibilité à la danse ?

« Les gens au sommet de la pyramide doivent donc également s’assurer d’être diversifiés et de représenter toutes sortes de personnes de toutes sortes de milieux »

« On ne peut pas s’attendre à ce qu’un public diversifié s’intéresse à ce qu’il voit sur scène s’il ne s’y voit pas représenté correctement », dit Jordan. Et pour arriver à un corps de ballet plus diversifié, il faut s’assurer d’éliminer les micro-agressions comme le blanchiment de la peau dans lesdits ballets blancs, par exemple. Selon Vanesa, « il faut aussi s’ouvrir à l’idée qu’une danseuse noire peut posséder une technique exquise et qu’elle peut danser le rôle de la Fée Dragée aussi bien qu’une danseuse blanche. Le racisme est incroyablement présent dans le monde du ballet et ces choses changent, oui, par l’intérêt des communautés à danser, mais aussi en offrant des possibilités à ces communautés de participer ». Les grands directeurs artistiques et les dirigeants des compagnies de danse sont d’autant plus responsables de créer un espace plus sain pour les personnes de couleur pour ainsi y inviter la diversité. Dans le même ordre d’idées, les gens au sommet de la pyramide doivent donc également s’assurer d’être diversifiés et de représenter toutes sortes de personnes de toutes sortes de milieux.

Selon Vanesa, la tradition ne devrait pas se voir affectée par ces changements au sein du corps professionnel de la compagnie. « Les histoires demeurent les mêmes, ce sont seulement les danseurs qui changent au fil du temps. » Des ballets extrêmement populaires tels que Casse-Noisette et La Bayadère ont souvent causé des polémiques intenses. Accusés de stéréotyper incorrectement les différentes cultures représentées, ces ballets orientalistes découlent de l’ère colonialiste des grandes puissances européennes et de la fascination pour l’Orient, et, surtout, ne prennent pas le temps de représenter ces cultures correctement. Les deux danseurs s’entendent une fois de plus pour dire que le changement débute avec des créateurs, des chorégraphes et des répétiteurs aussi divers que les cultures qu’ils veulent présenter sur scène.

Jeffrey Rosenberg | Le Délit

En diversifiant les échelons du monde de la danse classique, le public global et diversifié du Québec s’y verra représenté et sera d’autant plus intéressé à en faire partie. « J’espère qu’il arrivera un jour où les gens ne seront plus surpris de voir une danseuse noire dans Le Lac des cygnes », déclame Vanesa avec une expression indignée au visage. En attendant, les danseurs souhaitent être vecteurs de changement. « Oui, être un danseur noir est important, et être perçu comme un modèle pour d’autres enfants est important, mais il faut aller au-delà de cela », m’explique Jordan. Inciter les plus jeunes à découvrir la danse à travers des ateliers et leur faire voir un autre visage de la danse le passionne.

Lesdits ballets blancs pourront donc garder les détails et les histoires ancrées dans la culture et le monde de la danse tout en étant colorés et représentatifs de la population, assurant ainsi leur capacité à s’adapter aux temps modernes tout en maintenant la magie et l’atmosphère unique qui fait la différence depuis plusieurs années.


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